D’Ailleurs - François-Marie Banier
D’ailleurs, au premier coup d’œil – alors que peu physionomiste : il m’arrivait, enfant, de croiser mon père dans la rue et de ne pas le voir – je reconnais comme de mon sang ces hommes aux milliers de kilomètres parcourus, soudain place de la République, ou groupés près de la gare de l’Est, et le long du canal Saint-Martin, regard vers l’horizon. Je vais vers eux avec mon appareil photo qui ressemble à un petit canon — peu rassurant en temps de guerre comme aujourd’hui à Paris. Comme s’ils s’étaient donné le mot, chacun son tour va s’engouffrer dans la chambre noire comme au confessionnal on se défait de ses péchés, de ses hantises, et du désespoir. A chacun j’ouvre mes bras, presse leur tête contre mon cœur. Leur effarement ne m’est pas étranger. Je suis moitié hongrois. Mon père a quitté Budapest pour venir à Paris étudier comment on fabriquait les merveilleuses Citroën. Il va travailler à la chaîne dans un des sous-sols de l’usine. Bientôt s’engager pour trois ans dans l’armée. De fil en aiguille, la guerre entre autres, (il fait sauter des ponts), après sept ans au service de la France qu’il vénère il entre au service Petites annonces d’un journal qui paraît le soir. De fil en aiguille, il crée une agence de publicité. Il épouse une femme aussi belle qu’excentrique. De fil en aiguille, trois garçons, qui seront élevés à la dure viennent étoffer la famille de cet homme sévère à l’extrême chez lui, adorable dehors, et, partout, le regard confondant. D’ailleurs je reste sur confondant. Je romps le fil avec cet homme d’ailleurs, qui n’aurait jamais accepté qu’un homme se précipitât pour le photographier, même pour un gros câlin, statue d’un Commandeur de principes coupants comme lames de rasoir. Il bannissait effusions, éclats, élans – tout ce qui fait mon bonheur quand je vais au-devant de l’étranger.

D’Ailleurs

par François-Marie Banier


Photo: Sans titre, par François-Marie Banier