Andy - François-Marie Banier
Le petit rire d’Andy de malice, de gaieté, de sous-entendus sournois et d’étonnements sans doute feints me poursuivra jusque dans la tombe. Je l’ai souvent côtoyé à partir des années soixante dix. A Paris, chez Salvador Dali. Auprès d’Yves Saint Laurent. Chez lui dans son appartement de la rue du Cherche-Midi. A Venise, au Palais Volpi. Dans les églises où il venait admirer les tableaux de Carpaccio, de Bellini, les statues, les autels. A New York, au 54, non loin d’Horowitz qui s’emmêlait les pinceaux à s’entraîner à danser le jerk. Dans son studio de la Factory où il montrait à de riches collectionneurs ses séries de portraits de Kennedy, Elvis Presley, Mohammed Ali, ses chaises électriques, ses Mao, ses dollars. Alors que je me targuais de pressentir un être au premier coup d’œil, j’ai toujours eu l’impression de ne pas connaître Andy. Personnage fuyant. Souriant pour avoir la paix. Ne contredisant jamais personne. A ce point là c’était un art. Blouson de cuir, jeans, le visage dépigmenté, nez rouge, perruque blanche, des yeux malicieux sous des sourcils décolorés, Andy boit l’autre comme un enfant. Il tourne autour de nous avant de prendre sa photo. Il veut nous approcher au plus près. Et pour nous rendre disponibles, aimables, il nous sourit acquiescant à tout ce qu’on dit. Comédie totale pour nous rendre le plus exhibitionnistes possible. Ainsi pouvait-il se glisser avec nous jusqu’au cabinet. Pas voyeur, il aimait la dérision. En partie, c’était sa philosophie. Entouré d’un aréopage de très jeunes filles qui portaient des jupes légères très courtes, sur des jambes fines, ravissantes, qui s’embrassaient, roucoulaient, confiaient leurs secrets à de très jeunes garçons, l’œil peint, cheveux bouclés, pantalons déchirés, il avançait parmi la société. Rien ne lui semblait sérieux et pourtant, tout l’était : il faisait une œuvre. Tous ses jeunes amis Fred et Bob en tête, en avaient conscience et avec beaucoup d’allure le guidaient, et lui allait d’étonnement en étonnement. Il se faufilait partout. Voulait connaître tout le monde. Marcel Proust avait la même curiosité. Que ce fut le banquier Charles Haas qui deviendra le raffiné Swann, jaloux type, l’homme qui perd son temps, sa vie pour une femme qui « n’est pas son genre ». Madame de Chevigné et la Comtesse Greffuhle qui deviendront la délicate Duchesse de Guermantes. Picasso le voyant prendre des notes sur ses manchettes blanches dira : il peint sur le vif. Andy faisait pareil. Je l’aimais beaucoup. Il était américain. Ses parents venaient d’un pays de l’Europe de l’Est. Comme moi. Il m’a donné le goût du Minox, appareil de photo pas plus grand que la main qui vous fait si peu « photographe ». Il l’employait parfois par-dessus son appareil polaroïd, lequel, au tout début, ressemblait à une grenouille de plastique noire. Il était fier de nous montrer cette invention qui crachait notre portrait avec un bruit de machine à laver. Dans l’autre main, un magnétophone Sony qu’il pose là où il arrive, ou tient devant vous tout au long d’une marche à pied à travers parties, villes, jardins. Il vous presse de décrire tout ce que vous voyez. Avec qui vous avez fait l’amour cette semaine ? Quand ?  Qui était la personne avec qui vous dîniez hier soir. Combien gagne-t-elle ? Porte-t-elle des sous-vêtements ? Rien du tout ? A quoi pensez-vous ? Dites tout. Tout de suite ! Allez ! Tout est important. Là, je ne le connais toujours pas mais commence à comprendre sa démarche, son génie. L’œuvre d’art n’est plus seulement description, serment, message, tour de force, vision, mais reflet immédiat de tout, de rien, de n’importe qui, de n’importe quoi, reproductible à l’infini. N’est-ce pas ça aussi la civilisation : ce désir de reproduction, ces miroirs éclatés d’un quotidien qui nous entraîne dans une danse effrénée, convulsive, jusqu’à ce qu’on passe le relais ? Fixer notre irresponsabilité intellectuelle, notre perméabilité à la société de consommation qui nous consomme à son tour, l’enchante. En nous tendant le miroir de Narcisse, ces fabuleux petits cartons irisés que dégurgitait sa grenouille de plastique seront bientôt vus comme les verres colorés si précieux de l’Egypte du temps d’Akhenaton. Sous l’influence de Warhol, Salvador Dali fera naître devant mes yeux une Marilyn Monroe/Mao tout en se plaignant qu’Andy Warhol le copiait, alors que c’était lui qui prenait à son cadet l’idée de l’appropriation, de la fusion d’un individu défini et d’un autre qu’il idéalise. Je le revois empocher ses polaroïds comme autant de trésors qu’il va classer, entasser, retravailler, agrandir. Je lui dis à quel point j’aimais ses films, la tension du dialogue, leur vérité, l’unité de temps. « Tu me fais penser à Racine – Oh !… Great. Je n’y suis pas pour grand-chose, il y a eu beaucoup d’improvisation. » Je n’y ai jamais cru, ayant tout de suite vu dans ses Polaroïds, dans ses petits tableaux, comme laqués, le cri d’une jeunesse inconsciente et frénétique perdue au milieu d’un monde pseudo civilisé. Chacun de ses Polaroïds est un pas de plus pour nous dire du pays de Mickey Mouse : Vous êtes tous des personnages d’Andy Warhol.   François-Marie Banier in cat. exp. Red Books, Pace MacGill Gallery, New York, Steidl, Göttingen, 2004

Andy

par François-Marie Banier


Catalogue d'exposition Red Books à New York, Pace MacGill Gallery, publié chez Steidl en 2004.

Photo: Andy Warhol par François-Marie Banier