François-Marie Banier et Martin d’Orgeval, entretien à Paris, mercredi 3 novembre 1999.   La photographie correspond chez toi à une recherche de la vérité de la personne, de la vérité humaine ; n’as-tu pas peur en peignant la photographie et en cachant l’image de cacher cette vérité ? Je ne recherche pas la vérité de la personne quand je prend une photo, elle est inatteignable. Je cherche la sensation de l’autre à un instant précis plutôt que sa vérité globale à la quelle je ne crois pas, qu’on ne peut saisir dans un instant. Je cherche à restituer l’être à un moment donné, l’être tel qu’il est, dans sa vérité du moment. Tant mieux si cette vérité couvre un large espace de temps du modèle photographié. Je cherche la forme de l’instant, le climat de l’instant et comment dans cet instant… La photo est pour moi la marque du présent reliée à son passé et au devenir qui sera dans le souvenir. Ces trois composantes demandent un très grand respect de tout ce qui fait la photographie, pas seulement le sujet mais l’attitude du sujet, l’angle sous lequel il est pris, dont il n’est pas responsable lui-même. La peinture sur la photographie n’est plus du tout reliée au sujet, enfin quand je dis plus du tout ce n’est pas vrai elle est en partie reliée au sujet et en grande partie à celui qui regarde, c’est-à-dire moi et un autre. La photo peinte c’est exactement ce que nous faisons de la réalité, c’est-à-dire complètement autre chose, notre intervention dans la vie est un bouleversement. Quand Rimbaud dit qu’il faut changer la vie, c’est un mot très joli et très poétique mais en même temps c’est une platitude : elle est changé par notre intervention même, par le fait de notre mouvement, de notre interprétation, de notre raisonnement, de notre folie et la peinture n’est que la composante de ces bouleversements qu’entraîne chacun de nos pas. Il n’y a pas dans les signes de la photo peinte une calligraphie, il n’y a pas un mot fini, comme il n’y en a pas dans la vie. Il n’y a pas une seule interprétation, il n’y a pas une seule phrase…   Tu veux dire que la peinture sur la photo fait partie de la vie de la photographie… Elle ne fait pas du tout partie de la vie de la photo, mais de la vie de l’espace, de la culture du peintre, de celui ou celle qui regarde. Cela n’a plus rien à voir avec la photo et en même temps c’est attaché à cette photo comme quand je marche, je ne marche pas en l’air. Le trajet du pinceau, la couleur qui y est prise n’ont rien de prévu. Est-ce que nos rêves sont prévisibles ? Mais ce n’est pas du domaine du rêve non plus, c’est une démarche, c’est un acte poétique brutal, intempestif, comme la malaria, le bonheur, gagner au loto, engueuler sa femme, se souvenir brutalement de la canne de son grand père, d’un bruissement de feuille, de l’envol d’un oiseau. Mais je ne peins pas ce chaos, je peins comme d’autres chantent sauf que la partition n’est pas écrite…   Tu n’es pas descriptif… Non, je ne crois à aucune description, sauf celle des huissiers de justice. Et encore !   La manière profonde et spontanée que tu as de parler de ta peinture prend tout à la fois une forme littéraire, une forme qui appartient à l’écrivain. Par quoi es-tu inspiré, les gens, la peinture ou les mots ? Le mot d’inspiration ne me convient pas très bien, je préfère celui d’hallucination qu’a employé Martin Hentschel. Je suis un homme de mots, parce que j’ai dû inventer un langage, lié sans doute à mon histoire personnelle si on cherchait profondément. Je préfèrerais peut-être avoir le silence des sages… Ma vie est de dire, de transcrire, de m’exprimer avec l’énergie de quelqu’un qui a vécu dans un monde et dans un milieu décrit dans mes roman comme quelque chose d’étouffant. Ce n’est pas simplement une interprétation du monde, c’est une création totale d’un monde qui a besoin de naître. Il prend des formes au langage, il prend des formes à la couleur, il prend des formes à l’actualité, au souvenir personnel. Penser qu’il y a des tête-à-queue, qu’il y a des peurs, des interruptions comme la … Ce n’est pas une peinture réflexive parce que je ne suis pas quelqu’un de tellement réfléchi bien que je réfléchisse beaucoup. Je suis plus dans la pulsion… Mais encore dans la pulsion qui dit qu’il n’y pas énormément de réflexion ? La vitesse de la pensée est telle que m’échappent beaucoup des mécanismes qui me font arriver à un mot, une forme, une non-forme. Je peins ce que je sens et non pas ce que je vois . D’abord je ne vois rien, je ne vois même pas ma propre peinture, je peins comme on aime, je peins comme on crie, je peins comme on… Je peins parce que je peux peindre.   Tu parlais justement du monde que tu as créé dans tes romans et qui ressurgit dans ta peinture par des visages, des personnages, des habitants, des mots. Les anecdotes, les évocations que l’on peut parfois lire et attraper dans tes tableaux sont elles importantes pour toi, ont-elles un sens ? Les mots de ma peinture sont importants pour l’équilibre de la peinture, pour la direction de la peinture, mais je ne peux pas dire non plus qu’ils sont comme les rails pour une locomotive, parce que ce qui compte dans une locomotive, pour vous, c’est le voyage et d’arriver au but. Pour moi, c’est tout. Tout à la fois rails, paysage, souvenir, visage oublié, voyage qu’on a pas fait…   Le fait de peindre sur tes photos te donne-t-il un regard plus libre sur la photographie, te permet-il une pratique différente de la photographie ? Je ne regarde pas du tout mes photographies quand je peins. Je ne pratique rien. Je fait tout avec le fantastique espoir de trouver une dimension, une respiration, une couleur, et je suis toujours surpris par ce que je fais. Je n’ai pas dis agréablement, mais la plupart du temps c’est un monde qui s’ouvre, auquel je ne m’attendais pas. Je peux en parler comme d’un rêve mais ça n’a rien de rêvé parce que c’est extrêmement vécu comme peinture , c’est très nourri de mes lectures, de mes rencontres, de mes appétits de rencontres, de mon désir de toucher l‘autre. C’est une peinture dirigée vers l’autre, de quelqu’un qui est très amoureux des mots, des couleurs, de l’autre et de la joie. Je pense que dans mes livres il y a une certaine tristesse, un certains sens du désespoir que la photographie a pu matérialiser, j’ai souvent pris des gens tristes et solitaires dans la rue. La peinture transforme tout ça, parce qu’il y a la force du regard, du heurt des formes, de toutes sortes de formes ajoutées ou retranchées.   Je vois les photos peintes comme le choc de deux gestes opposés. La photo est le résultat d’une obsession – obsession de la personne, de la rencontre, de la forme, exacte, saisie, captée. Une fois qu’elle existe, tirée et contrecollée, elle devient un support, sur lequel tu libères une certaine énergie. Les deux processus créatifs semblent se contredire… On compare deux choses qui n’ont rien à voir. La photographie est la vérité d’un état, elle existe, mais c’est comme la toile blanche : oubliez la photographie, derrière il y a du blanc. Que je peigne sur une photo, la photo est le point de départ que les autres peuvent voir, le visage de Silvana Mangano, Isabelle Adjani qui cligne de l’œil, des serveurs d’un restaurant, un cerceau … ce sont des formes sur lesquelles l’autre peut dire : tiens, il est parti de là. Donc c’est plus intéressant et plus amusant pour celui ou celle qui regarde, qui se dit : voilà ce qu’il en a fait, et on peut voir la photographie d’une autre manière. Il est certain que quand on connaît la vie de Napoléon et que quelqu’un comme Stendhal le mentionne comme dans La Chartreuse de Parme, dans notre esprit, même à notre insu, Napoléon se pare d’une autre grandeur. Il étonne, il n’a plus le même relief, la même couleur, mais ce n’est pas non plus la vérité. Ça n’empêche, enlevez Napoléon, reste La Chartreuse de Parme, restent quand même des sentiments et une émotion. C’est-à-dire que la photographie est un acte, une vérité violée par des signes comme elle est violée dès qu’on commence à raconter une histoire : racontez jeudi soir, racontez dimanche soir, racontez… Ce n’est jamais vrai ce qu’on raconte. Ces photos peintes en fait sont aussi justes par rapport à la photographie que le roman à une histoire vraie, à un fait divers, c’est-à-dire qu’il n’y a rien … et en même temps tout à voir, puisque c’est l’imagination qui transporte la réalité. Hélas je n’est qu’une vie, mais je pourrais reprendre toujours la même photo et la peindre un million de fois différemment et ce serait toujours le même choc, la même folie, la même splendeur ou le même non-sens. En tout cas c’est toujours fait avec émotion, et la peinture, et la photo. C’est le seul lien qu’elles ont ensemble dans mon travail : il y a toujours à la fois ce même défi d’arrêter le temps et d’exprimer une quête, et de dire aussi des preuves d’états, des constats. C’est un mouvement perpétuel plus riche que la photographie, qui n’a rien à voir dans le fond. La photographie s’arrête à l’homme, la photo peinte s’évade vers l’imaginaire.

Entretien entre François-Marie Banier et Martin d’Orgeval

par Martin d'Orgeval