Contre le mur - François-Marie Banier
Parfois, je mets sur mes yeux des compresses imbibées de camomille pour calmer une brûlure. Sous mes paupières glissent des initiales de lettres, des visages, des pays, des vers de poètes absents, des profils de montagnes. Sous les compresses, la vue continue, comme la douleur d’un pied amputé qui s’obstine à faire mal. Je feuillette les étapes du voyage de François-Marie Banier et je retrouve le même paysage de visions, mais libérées du bandeau et déposées sur la pellicule. Pieter Bruegel, peintre flamand injustement surnommé « le Vieux » (il mourut à 44 ans), tenait à écrire en marge de ses dessins : « Naer het leven », proche de la vie. Il revendiquait ainsi la dette qu’il avait avec la réalité. Il considérait la peinture comme une forme de la loyauté. Les temps qui ont suivi le 20e siècle sont pour moi des prolongations. Le siècle auquel j’ai appartenu s’est conclu par les bombardements sur Belgrade et les autres villes de la Yougoslavie. C’était le retour à une guerre de colin-maillard sur la vie civile pour fracasser, maisons, ponts, théâtres, écoles, trains, ampoules et nuits d’un peuple d’Europe. Depuis ce dernier rideau tiré sur le balcon final du 20e siècle, j’ai cessé de croire qu’une réalité existe, qu’elle ait une consistance. Ce que j’ai vu, durant les nuits de mai 99, du haut d’une fenêtre du dernier étage de l’hôtel Moskva à Belgrade, a accordé une octave supérieure à mes fibres optiques. On ne peut rien reproduire de réel, seule la bestialité est assez suggestive et visionnaire. J’ai besoin de compresses à la camomille pour voir, et je vois passer des photogrammes pris d’angles étroits, acides, aigus. Une fente d’œil se tient derrière un viseur et déforme la cible, la facette, l’isole du reste. Je parcours les étapes où s’est arrêté François-Marie Banier et je sais que je me trouve dans une époque qui s’est donnée pour constitution d’être déloyale avec le réel, de l’accuser ou de l’absoudre sans le regarder en face. On fait la guerre pour le pétrole en Irak, mais c’est une mission de paix, et la nation la plus libre du monde réintroduit systématiquement la torture et la détention illégale d’ennemis politiques : Guantanamo, Baghram, Abu Ghraib. Il existe une presse dans le monde qui avale et publie toutes les versions officielles sans les vérifier, comme s’il s’agissait de bulletins météo. Le scrupule de Brueghel, « naer het leven », est aboli. Pour moi, les déclics de François-Marie Banier sont comme des déclics nerveux, sursauts d’un regard irritable, tics de contraction des faisceaux musculaires de l’œil humain, le dernier à savoir ce qui se passe. (Une avalanche est perçue par l’ouïe, la foudre est ressentie à temps par les poils, par les cheveux, le froid par la pointe de la langue et une femme dans le dos par le nez.) Pour moi, ces déclics sont comme une crampe, aussi ne suis-je pas gêné par l’encre, l’écriture sur l’image, qui à d’autres moments m’auraient poussé à déchirer la photo. J’aurais pu en effet trouver illisible le texte ou l’image. Maintenant je sais que la ligne qui défile est un sous-titre et qu’elle ne sert pas de didascalie, mais d’insulte ; elle répand une lèpre écrite à la main qui fait une dépression sur le papier, comme un ulcère sur la peau. Aucun article du livre du Lévitique/Vayikra ne fixe des rites purificatoires de la plaie d’une écriture qui n’éclaire pas mais qui efface. Dans certaines figures de ces apparitions, l’encre de la plume est au stade final de l’évolution de la lèpre et elle détache des membres du corps. Banier a voulu se pencher sur des villes archivues, Rio, New York, avec la seule présomption, alliée de l’humilité, de celui qui décide de montrer un point géographique jamais repéré jusque-là. S’il n’est pas une sorte de Christophe Colomb ou de Magellan, qui s’offrent la primeur d’atteindre un lieu hors des cartes, le photographe est un doubleur. Tout comme un écrivain, il doit être un petit bout d’Adam qui met pour la première fois des noms sur les créatures. Après les portraits de Banier, je retire les compresses de mes yeux, mais je ne revois pas la lumière. Je n’ai pas de visions d’après guérison, je ne peux pas frotter mes orbites et dire comme l’aveugle de Bethsaïde, guéri par le crachat de Jésus : « Je vois les hommes, ce sont des arbres qui marchent » (Marc, 8, 24). Ses nouvelles dioptries vont à l’abordage de la réalité et la détachent de terre. Pas les miennes : hors du catalogue, hors de l’exposition, il y a autour de moi, inutilement en couleur, le même monde défiguré que celui de Banier. Traduit par Danièle Valin

Contre le mur

par Erri De Luca


Ce texte a été écrit par Erri De Luca, publié chez Steidl à l’occasion de la sortie du catalogue de l’exposition Perdre la tête qui a eu lieu à l’Académie de France à Rome, Villa Médicis du 26 octobre 2005 au 9 janvier 2006.

Photo: Erri De Luca par François-Marie Banier