Citations - François-Marie Banier
La photographie J’ai toujours traqué l’inconnu chargé des étoiles invisibles à l’œil nu, espérances et regrets que la photographie exploite comme autant de mines d’or. Chaque fois, à ces anonymes pleins de sentiments qui me touchent, je tends mon chapeau — mon chapeau c’est mon appareil photo. Chacune de mes photographies répond à un intérêt précis, confus peut-être au moment ou je bondis, mais au fil du temps l’inconnu se révèle et le dialogue se déroule. Chaque photographie exprime un sentiment, participe à un monde, en découvre un autre. Le photographe est ce témoin du hasard qui passe dans la rue au moment du crime : il voit pour l’éternité. En tout cas, il donne une réponse. D’autres, plus littéraires, diront des perspectives. Mon désir est de capturer le roman de la vie de chacun. Comme dans chaque phrase de Flaubert le sens de tout le livre est présent, je suis tout entier dans chacune de mes photographies. Quand je prends une photographie, je ne peux faire abstraction de ma situation. De la présence de l’enfant que j’ai été, des gens que j’ai connus, de mon identité à l’heure du déclic et de ce qui est autour, que j’oublie mais que je fais participer d’une manière ou d’une autre à la scène. Une fois Henri Cartier-Bresson m’a reproché, avec la délectation du vieux maître, de faire à chaque cliché mon propre portrait. Mais n’est-ce pas toute la tragédie du Traité de Versailles qui coupe la Hongrie comme chair à pâté qui se retrouve dans chacune des vues de Kertesz, maître és mélancolie qui apprend à des générations de photographes à simplement regarder par la fenêtre l’éparpillement des enfants dans un square et nous fait reconnaître dans la buée des vitres froides le corps d’une femme qu’un nuage au loin emporte. Tout artiste est responsable. De l’histoire, et de l’Art, et du Monde. Je ne sais pas tout ce qui se passe dans le monde, mais je connais l’injustice, la torture. Témoigner est un devoir. Je ne me rendais pas compte où je mettais les pieds dans ce monde mais maintenant un peu plus et chaque jour je cherche davantage à savoir. J’ai pris la photographie par le col à l’époque où l’écriture était encore trop lente pour moi : problèmes de syntaxe, de conception du roman, l’édification d’un personnage, le non-personnage, la non-narration, l’affaire du point de vue, sans parler du point virgule !   A propos de la photographie de Madeleine Castaing C’est vrai que j’ai fait d’elle des photographies plus tendres, plus mélancoliques, plus comiques que celle où elle tient devant elle sa perruque comme la tête sanguinolente du Baptiste. C’est long une vie. Là, elle a plus de quatre-vingt-dix ans mais avait passé sa vie auprès de Picasso jeune, de Derain, de Soutine – qu’elle incita à peindre, seulement pour elle, pendant plus de vingt ans – et ce n’était pas de façon homéopathique qu’elle lisait A la recherche du temps perdu… bref, elle avait réfléchi à l’art, aux sentiments, ne s’arrêtait pas aux apparences. Cette photographie, c’est elle qui l’a voulue. Installée même. Je ne lui ai jamais demandé pourquoi elle a désiré laisser d’elle cette image si forte. On devrait relire son portrait dans Le Sabbat de Maurice Sachs, ou revoir le film que David Rocksavage a fait d’elle. Cette séance prendra cinq minutes, trois minutes de plus que la séance de la photographie de la Princesse Caroline de Monaco chauve. Madeleine Castaing est allongée sur son lit, chemise de nuit de dentelles. « Tu as ton appareil ? Suis-moi ». Canne à la main, elle traverse son appartement, en sort, et pieds nus, se poste devant sa porte : « Mets-toi en face ». Elle enlève sa perruque, geste qu’elle fait devant quelqu’un pour la première fois depuis presque un siècle : « Allez vas-y ! Prends ! ». – Au dos de cette photographie, elle écrira : « François-Marie Banier est à la photographie ce que Goya et Daumier sont à la peinture ». – Lorsqu’en 1991, Alain Sayag l’accrochera au mur du Centre Pompidou elle viendra se voir. Après une longue inspection, elle dira : « J’ai du courage tu sais, mais c’est ça, c’est moi ».   Les modèles J’ai mes modèles. Depuis longtemps. Silvana Mangano, femme fatale, mère et femme idéale, Pascal Greggory, frère des bons et mauvais jours, Samuel Beckett, hanté de silence, Vladimir Horowitz, la musique homme, Yves Saint Laurent, poète inspiré, Isabelle Adjani, chaque seconde une photo, Johnny Depp, Nathalie Sarraute… Le cœur de mon travail ce n’est pas d’accumuler des portraits de différentes personnes. La plupart de mes modèles sont des artistes dont je partage la vie, amis dont j’aime et admire l’univers, l’art et la manière. Ce qu’ils font me touche. Et parfois plus. J’ai conscience aussi que ma complicité avec eux, ce n’était pas le cas avec Beckett au soliloque où le droit de passage était très mesuré, m’oblige à révéler aux autres un visage, des paroles, que sans moi ils ne connaîtraient pas.   La photographie peinture J’ai d’abord écrit sur mes photographies. Pas tant pour raconter, entraîné par l’art de la conversation, que parce que certaines masses de blanc ou de noir trouvées à l’intérieur d’autres formes sont quelquefois autres choses à dire. Elles ont leur vie, comme certaines sculptures de Arp, que l’on n’identifie pas au premier coup d’œil, à moi, à vous de suivre leur prolongement. Se glisse dans tout vécu quelque chose de fondamental et de passionnant comme dans le chaos épique des scènes de chaque déjeuner et de chaque dîner de mon enfance, scènes de colère dignes du repas de Amarcord de Fellini. Il y avait de brefs moments de rêve, de vérité qui, au milieu de ces cris, auraient dû être sauvés. Une poésie, une justesse, un moment qui enfin tenait debout. En tout cas quelque chose d’autre, de plus que la logique désespérante de l’ordre de vie d’une famille bourgeoise qui ensevelit tout sous les cendres de règles absurdes qui engendre l’hystérie. Prenons la photographie Trois piquets dans la neige à St Pétersbourg. Contrairement à Daniel Risset, admirable tireur de l’époque à l’insistance de qui je dois d’avoir montré mon travail de photographe, je trouve le sujet de cette photographie ennuyeux. Rien ne ressemble plus à une scène de neige qu’une autre scène de neige. Tout à coup, pour faire bouger la photographie je place entre les piquets, quelques lignes à propos de ma vie à l’époque. Alors que je croyais que c’était la confidence qui avait de l’intérêt, en fait ce sont les lignes écrites qui découpent la neige qui vont me montrer comment l’intervention du trait peut faire basculer la photographie dans un autre monde de formes. Encouragé par la vie que mon écriture donne soudain au tirage, un soir j’écris du haut en bas d’une photographie représentant Vladimir Horowitz au piano, l’histoire de notre rencontre, de notre amitié, de nos partages sans calculer les masses écrites en noir, le hasard décidant, mais derrière ces nouvelles lignes de portées, ce pianiste d’essence mystérieuse retrouve toute la distance qu’il mettait entre le monde et lui. Chaque photo peinte est comme une rencontre. Une lutte de formes qu’inspirent le sujet, le moment de la photographie et celles avec lesquelles j’arrive spontanément, comme ces gens qui s’assoient chez vous, vous coupent la parole pour remplir votre vie de leurs amours, de leurs idées, de leurs citations, de leur non-sens, et grâce à Dieu, parfois, de leurs rires. Bien sûr que ce n’est pas moi qui aurait le dernier mot mais celui qui regarde.   La peinture Je peins très rapidement. Il faut que je sois en forme pour peindre. Voyant, ou médium, savent-ils ce qu’ils transmettent ? On ne devait pas parler que de photographie ? Je n’ai aucune idée par où et comment je commence un tableau, ni du sentiment qui me conduit. Son point de départ surgit du hasard, lequel est fait, comme vous le savez, de millions d’observations, de pensées fulgurantes, de mots qui souvent apparaissent entre les coups de pinceau, signes des mondes qui se présentent à moi. Il m’était urgent de montrer, comme je le fais aujourd’hui grâce à la peinture, mon idée du monde, ses décisions, qui partent de tous les côtés, ce qui fait que parfois je peins des deux mains toutes ces histoires qui déjà nous emportent. Je raconte dans Balthazar Fils de famille l’histoire d’un petit garçon malheureux mais inventif. Déjà dans cette enfance, il y avait des gens dans la rue qui me souriaient et qui m’enchantaient, c’est d’abord eux que j’ai voulu garder, que j’avais besoin d’entendre. La première couleur que j’emploie dépend toujours de la place du pot de peinture le plus proche d’une de mes mains à cet endroit. Quand j’écris ou je parle le mot qui me vient à l’esprit je le découvre en même temps que… moi. Les formes, même phénomène. Venues de loin, elles viennent éclore dans mes doigts et là se métamorphosent à mesure. Une ligne tracée en croise une autre, elle joue avec le jambage d’un mot inscrit, d’une phrase qui passe. Ici naît une chevelure, une montagne, un lac, revient une superstition, un souvenir, un signe de tendresse. Ainsi se construit l’histoire, pardon, le tableau, la vie.

Citations

par François-Marie Banier


Ce texte a été écrit par François-Marie Banier, à l’occasion de la sortie du catalogue de l’exposition  François-Marie Banier à la Triennale di Milano & Fondazione Mudima à Milan du 6 mai au 30 juillet 2000.

Photo: Silvana Mangano, par François-Marie Banier