Peindre - François-Marie Banier
Je peins au bord de la mort. Comme forcé par autre chose. Une pression. Une pulsion. Avec une urgence que je ne maîtrise ni ne contrôle. C’est quand vient l’idée, la réflexion, que la toile est finie. Un monde se développe avec ses signes, ses perspectives, ses échappées, ses ailleurs sans frein : profils d’images presque d’autrefois, rencontres inespérées, dialogues, correspondances qui exigent de moi dans cette ultime étape de leur voyage que je sois aussi indifférent que le contrôleur du train après son service sur le quai de toute gare, il ferme les yeux sur tout ce qui débarque : qui sait ce que ces joies d’enfants, ces caprices de vieillards, ces idées fixes qui déambulent vont trouver en face une fois rendus ? Par où je commence une toile ? Où commence un monde ? Je peins. Je suis ce trait qui glisse, cette joue, marque d’un baiser, trace d’un autre personnage que mon pinceau surprend, entend. La peinture en devenir. Une tache : elle devient ville, procession, incendie, désert, toit de maison, sein d’une mère, paupière qui s’ouvre. Ma peinture vient du ventre, je parle du ventre de l’homme au combat, face à la bête, face à l’arène remplie de ces milliers d’êtres dont je pressens rêves, désirs, familles, monstruosités et l’innocence. Je peins dans l’instant et peut-être des histoires et surtout pas d’histoire. Je peins par les autres comme on dit quand le cœur est trop plein ou trop vide : je pars, je vais par les grands chemins où mes pas me portent. Je ne m’arrête pas au bord de la toile. La peinture n’a pas du film l’obligation du mot fin. J’ai dit que la peinture n’avait pas de début. J’aurais aimé qu’elle n’ait pas de sens. Qu’on la pende à l’envers, qu’on la coupe en morceaux comme le pain sacré, qu’on la montre dans les foires, qu’on la distribue, qu’on la mange ! J’ai bien dû l’avaler cette vie d’enfant où personne ne disait rien sauf que ça allait très bien, que ça n’allait pas du tout, que ça pourrait aller mieux. « Ça », mais quoi ? Point de frontière sur la toile entre les mots et leur dire : ils sont d’abord formes, secousses, libertés, libertés que je m’approprie. C’est par le col du paletot que « ça », je te l’envoie dinguer sur le canevas. Parfois je suis plus tendre, je le marie à quelque personnage pour qu’ils fassent amis tout de suite, vu la bedaine, une certaine nonchalance, de l’inachevé dans la grimace que je leur dessine : il faut que « ça » aille de pair. Mes peintures : maison sur pilotis, nuages à l’horizon, bord de mer qui roule des vagues de pierres muettes, femmes sous bigoudis au sommet de leur crâne pour faire croire à l’enfant de ces années-là que toute femme est une reine alors qu’il cherchait dessous les secrets qui les clouaient muettes sur leur transat au lieu de me serrer dans leurs bras à perdre souffle ensemble. Je peins jusqu’à l’explosion. Je peins comme on tire un voile. Je peins comme si je ne peignais pas : couleurs, formes, lignes jaillissent, mouvements inconnus dont quelques-uns sont, rassurons-nous, répertoriés. Je ne connais pas les règles de l’art de peindre, mais qui connaît les justes proportions du chagrin ? La couleur de Dieu, où est le haut, le bas ? Disons que je sens l’humeur de la toile, sais le temps qu’il fait dehors et l’odeur de moisi à la cave. Contrairement aux catholiques, je n’ai pas le droit de me repentir. Tout est inscrit. La toile devant moi, souvent à mes pieds, en témoigne. Oui je suis là, et bien là, plein de vie, mais de quelle vie ? La toile, comme dans le poème, répond : C’est moi qui sait ! Un bleu déboule, Viento del sur, chante Federico García Lorca. Suit le masque d’un pharaon exhumé de quelle mémoire ? Il faut que je m’arrête, et vite, pour que la toile continue sans moi, c’est à ce moment qu’elle parle. Il y a cent ans que je suis peintre. À chaque fois que je dois écrire sur ce que j’ai fait, roman, théâtre, photographie, peinture cette fois, ma page est précédée d’un rêve. Nous déménagions mes toiles. Elles défilent entre nos mains, il – ou elle – les superpose, immenses cartes à jouer ou de géographie destinées à une exposition de l’autre côté de l’océan. Pour cet inconnu qui m’aidait, j’ai voulu trouver les mots pour lui dire ce que je peins. Il voit bien que ce ne sont ni portraits, ni paysages, ni calligraphies, ni un à-cheval entre les trois. Qu’il y a une expression. Que je traite ces toiles, et lui aussi, avec précaution. Respect ? n’exagérons rien. Pas plus qu’on en aurait envers de la dynamite, si j’en fabriquais à demeure. Mais dans ce rêve, je ne peux plus parler que par taches de couleur, traits bleus, noirs. Impossible de lui parler autrement que par ces mouvements créés par le pinceau, chaque syllabe est un coin de la toile. Je compris alors ce que l’on nomme folie : simplement un autre académisme. Tout tenait debout. Était juste. Justifié. Évident et logique comme cette phrase : la peinture ne parle que son langage. J’y plonge quand je peins dans ce domaine qui seul dicte sa vie, jette ses ponts ou nous le enlève de dessous le pied à mesure que nous avançons, embrasse tout : le précis, comme le moral, l’histoire, comme le détail, le passé comme l’après. Cette rencontre avec mon aide n’aura pas lieu : le pinceau, la couleur, le geste ayant créé, à mon insu, l’ivresse de la toile qui soliloque, tend la main, s’en va toute seule : la peinture ne parle que son langage. Si par hasard, le tableau entrouvre – c’est moi le tableau, mais déjà vous l’avez compris – La Raison des autres, de Pirandello, il peut dire, Merci je sais. Elena : Je m’en vais. Ou, et tout aussi bien, Ne crains rien : je viendrai sans faute avant ce soir. Est-ce au hasard que je puise mon inspiration ? Elle se heurte et se forme à l’immensité des mondes qui nous confondent, que nous frôlons, et que nous faisons mine de dominer avant qu’ils ne nous ensevelissent. Ce passage de l’un à l’autre, cette confrontation, ce chaos, ces épouvantes brusques, les sensations, les émotions, les couleurs qui la soutiennent tâchent de raconter, d’oublier, mais qu’est-ce que mon pinceau, le geste, balaient, emportent, déposent ?

Peindre

par François-Marie Banier


Ce texte a été écrit par François-Marie Banier, à l’occasion de la sortie du catalogue de l’exposition Fotos y pinturas qui a eu lieu au Centro Recoleta à Buenos Aires au Brésil du 17 avril au 21 mai 2000.

Photo: Le baigneur, 1999, par François-Marie Banier