Pendant la préparation de mon exposition « my (private) Heroes » au musée MARTA Herford en 2004, j’ai été confronté pour la première fois à l’œuvre photographique de François-Marie Banier, que je ne connaissais pas mais dont le nom a continué à occuper mes pensées. Je trouvais son œuvre attachante et émouvante, et aussi tellement proche de la vraie vie — du moins la vie telle que je l’avais découverte si souvent lors de mes passages à Paris et dans d’autres métropoles.
Des êtres uniques à un moment unique oú chaque individu devient sa propre personnalité : mon admiration s’est encore intensifiée lorsque j’ai rendu visite à l’artiste dans son atelier et chez lui, où je passais d’une découverte à l’autre.
L’art de la photographie est un moyen passionnel qui non seulement nous informe sur les rouages d’une société sous toutes ses facettes, ses comportements, ses habitudes et ses développements, mais surtout sur la manière dont un individu, en l’occurrence l’artiste photographe, perçoit la grande diversité de cette société évoluant de plus en plus vers une entité multiculturelle.
Rares sont les photographes qui sont parvenus à nous proposer un spectre à ce point étendu de sujets et de motifs. En se référant aux nombreuses publications qui ont été consacrées à ce jour à François-Marie Banier, on se rend compte de manière précise à quel point l’artiste a suivi l’évolution d’une société toujours plus complexe et à quel point il est resté attentif à « l’Humain », entraîné dans cette aventure faite de rapports, de fissures et de conflits. Alors qu’il n’était initialement et à tort connu que pour ses photographies glamour et immortelles de visages célèbres, telles que Samuel Beckett, Andy Warhol, Silvano Mangano et d’autres icônes, il a toujours témoigné un vif intérêt pour les happy few de son époque, et surtout pour le monde de la marginalité, la sous-culture de la société. Il réalise aussi bien le portrait de sans-abris, d’artistes du cirque, de personnes en chaise roulante, de personnes fortes et âgées et il cherche à nouer des contacts avec celles et ceux qui vivent contre leur gré en marge de la société. Il me fait parfois penser aux personnages typiques dans les récits de Tchékhov qui nous parlent d’individus supportant leur sort et leur fardeau silencieusement ou en criant à tue-tête. J’ai le sentiment qu’à travers eux le véritable sujet de Banier est la recherche de dignité — mais aussi la perte de dignité.
Nous pouvons sans hésitation affirmer que de nombreuses vies se croisent dans la passionnante œuvre photographique de François-Marie Banier. Il s’est d’abord fait connaître, grâce à un talent inné, comme écrivain avec un premier roman Les résidences secondaires, édité par la maison Grasset en 1969, dans lequel il fustige la bourgeoisie et ses résidences d’été. Il a ensuite fait la connaissance du dadaïste Aragon qui a vu en François-Marie un enfant prodige, à la personnalité unique. Son ouvrage le plus populaire, Le Passé Composé, récit d’une relation incestueuse entre une sœur et un frère, est sorti immédiatement après. Dans la majorité des cas, et surtout dans la pièce de théâtre Hôtel du Lac, sa littérature parle de lui-même, de son éducation, de sa rébellion et de ses amours. Ses romans, ses nouvelles et ses pièces de théâtre évoquent en réalité et principalement son passé autobiographique, ses rêves de parcours de vie, la conviction de faire et d’être ce qu’il veut, sans le moindre scrupule ou remords sur la perception que l’on pourrait avoir de lui.
Ce n’est qu’en 1969, à vingt-et-un ans, que l’écrivain, en quête permanente de son identité, s’est senti attiré par la photographie, sans doute parce que déjà marqué par l’influence des aléas vécus au cours de sa jeune carrière, sans, pour autant, épargner l’autre en lui ou tout autre que soi. Cela me fait penser à l’idée que Lacan se faisait du sujet, qu’il ne dissociait jamais d’un mouvement vers ou d’une ouverture à l’autre — tout comme regarder par la fenêtre et ne pas se placer devant un miroir.
C’est de la même manière que je perçois son œuvre photographique, clairement et constamment axée vers un monde en dehors de lui, tout en montrant à la fois un portrait vivant de ce qu’il est, mais cette fois en se projetant d’une manière visuelle.
En fait, François-Marie Banier partage avec ses personnages photographiques préférés toutes les circonstances et situations dans lesquelles elles se trouvent. Il se laisse guider comme nul autre pareil par ce moment magique qui consiste à capter et à découvrir la vérité profonde de ses portraits dans son langage d’images photographiques. S’il n’y parvient pas, il arrête ou rejette son matériau.
Sur une des photographies de ce livre, on peut lire le tatouage sur la nuque d’un jeune homme : Never stop dancing. J’y vois le paradoxe de l’image photographique qui, selon Roland Barthes, est à la fois mouvement et vie que l’on délaisse derrière soi. C’est la raison pour laquelle je ne souhaite pas associer cet adage à la diversité des images, mais plutôt à l’artiste photographe François-Marie Banier en tant que personne, à son attitude artistique, parcourant toute la ville sur sa mobylette, de jour ou de nuit.
La plupart de ses photographies sont en noir et blanc. Il peut s’attaquer à l’image à l’aide d’encres colorées avec des gestes audacieux, comme s’il voulait les détruire, comme si deux êtres étaient enfermés en lui. Il peut aussi laisser intervenir l’écrivain en lui et inscrire, voire couvrir la surface de l’image de lignes, phrases, dialogues, descriptions spontanées, compléments verbaux à ses photographies, qu’elles soient récentes ou plus anciennes. Cet ouvrage est principalement consacré à de simples photographies, dépourvues de textes ou de couleurs supplémentaires, mais nous avons néanmoins l’impression que le texte et la couleur accompagnent chaque image, transposée d’une manière qui nous familiarise avec le contact de la peau ou la distance qu’il parvient à suggérer.
Célébrités, personnes anonymes, animaux, il y a toujours cette touche personnelle qui transparait et nous confronte à quelqu’un qui regarde le monde de manière affable ou sceptique, confiante ou réservée. Force masculine, beauté ou élégance féminine, empathie et fidélité des animaux : pour Banier, le monde entier est une apparition bienvenue, et pour nous, spectateurs, il est une révélation d’images vives et sensuelles sur la manière dont l’homme réussit, malgré la diversité et le large spectre de données, à être le garant d’une unité relativement pacifique et structurée, grâce à l’œil pénétrant de l’artiste photographe François-Marie Banier.
Même quand il y a un soupçon de traits exprimant la souffrance, la misère et la solitude, on perçoit toujours l’artiste comme quelqu’un qui place toute l’énergie négative dans une perspective positive.