« La vérité de la vie est dans l’observation et la mémoire sinon elle ne fait que passer. » Marcel Proust   Le roman photographique de François-Marie Banier débute par la rencontre, dans la rue, des passantes qu’il nomme «mes traverseuses». En tête de ces promeneuses qu’il regarde étonné, il y a lieu de distinguer les jumelles du Jardin du Luxembourg, un de ses premiers modèles, allant d’un même pas, bras dessus bras dessous, qu’il portraiture au Minox en 1979, 1980, 1981, quitte, retrouve, puis perd de vue si bien qu’il leur lance plus tard, par écrit, à même la peau du tirage, un appel vibrant : «Elles m’ont semé. Quel quartier hantez-vous? Je vous en supplie : faites-moi signe.» Au duo des jumelles inséparables et hautes en couleur, «l’une rose pâle, l’autre vert amande», répond la présence fugace d’êtres isolés comme cette femme en imperméable sombre et sandales de tennis, tenant un sachet de papier, que Banier photographie de face, puis de dos, comme cette inconnue à Saint-Pétersbourg, en novembre 1991, dont il fixe en gros plan la semelle battant le pavé, proche de La Femme infirme saisie par Kertész, à New York, en 1936. Ces individus plus ou moins en marge, que ne protège aucun rôle social, argent, pouvoir, notoriété, mais dont la vie est peut-être une réussite puisqu’ils sont ce qu’ils veulent, révèlent l’attrait de Banier pour les exclus, à propos desquels, troublé par leur solitude, il confie, sincère : «Ce sont eux que j’aime le plus.» à ces héros du quotidien, brisés par le sort et courbés par les années, répondent de plantureuses matrones telle la dame en robe à fleurs, digne de Lisette Model, dévorant son bréviaire, ou cette alerte coquette en fourrure blanche, parente des nanties de Diane Arbus, qui longe un terrain vague à Saint-Étienne, en juin 1979. Glissant sur un fil ténu, cadrée comme sur un écran où défile en continu le ballet de la vie, elle donne la réplique à ces souris mutines, cocasses ou apeurées, qui vaquent à leur destin, en robe longue ou toque d’astrakan, rue Monsieur ou rue du Regard. Ou encore aux jumeaux de la rue de Rivoli, bégaiement de la nature, qui forment un couple aussi uni qu’attachant et composent une mini-société en soi. Il faut avoir l’œil pour prendre au vol l’image bizarre et déroutante de l’homme au cartable et à l’appareil photo, de la femme à la pipe, à Madrid, du garçon filant une pelote, à Marrakech, vision mathématique, quasi abstraite, ou la naine devant la peinture de Bacon. C’est que du point de vue photographique, François-Marie Banier, si frondeur et intrépide soit-il, est beaucoup moins orphelin qu’il ne le croit. On peut le relier sans peine à une famille esthétique dont le grand maître serait André Kertész, lui aussi proche de l’homme de la rue. Comme son aïeul hongrois qu’il portraiture en décembre 1981, Banier est sensible au frémissement de l’existence, aux impressions précaires, à la vulnérabilité des êtres, à la fragilité des corps autant qu’à l’instabilité des choses. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder son portrait de Henri Cartier-Bresson, cueilli en mai 1998, au seuil de son domicile, face au Jardin des Tuileries. Pris en flagrant délit d’être lui-même, dans son illustre incognito, le chantre du classicisme «à la française» est saisi non pas «à la sauvette», mais à froid, de face et de plain-pied. Banier fait œuvre de portraitiste en éternisant celui avec qui il partage le goût de l’instant unique, le sens de l’équilibre des formes, ainsi que la primauté accordée à l’humain. Cet amour des autres s’exhale dans ses portraits émouvants de Marie Laure de Noailles et surtout dans celui sans fard de la décoratrice Madeleine Castaing, jetant le masque, offrant d’elle une image imparable et poignante, pleinement consentie. Alors qu’on pouvait la croire bouleversée, l’amie de Modigliani, Picasso et Derain, soutien de Soutine, issue d’un autre siècle, nota simplement au verso de l’épreuve : «François-Marie Banier est à la photographie ce que Goya et Daumier étaient à la peinture.» Porté par le désir de briser les miroirs, Banier, devin des âmes, sait que la vérité est inséparable de la beauté et partage la pensée de Cioran : «Quand on rencontre quelqu’un de vrai, la surprise est telle qu’on se demande si on n’est pas victime d’un éblouissement.» Sans doute est-ce ce qu’il a ressenti lors de sa rencontre avec le comédien Pascal Greggory, qu’il surprend à vingt ans perdu dans ses pensées, volant tel Icare au-dessus du lit grand ouvert d’une chambre d’hôtel, ou jouant avec Patrice Chéreau Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès. «Il n’y a rien de plus sensible et cruel que les anges», disait Jean Cocteau. Ceux-ci ont la «beauté du diable», à l’instar de Pierre Clémenti, Satan juvénile en 1975, et ange dévasté à la fin, dans le chaos de son appartement. «Les dieux existent, c’est le diable», pense-t-on en voyant Johnny Depp, rieur ou facétieux, irrésistible de beauté et d’intelligence, mais aussi surpris dans la tendresse d’une effusion paternelle. François-Marie Banier s’érige ainsi peu à peu une famille cosmopolite à sa démesure et à son image. Écrivain en étant photographe, il bâtit son roman familial par une distribution de rêve. Dans cette galerie de portraits qui est le contraire d’un panthéon, il confie en douce qu’elle est celle des membres de sa famille. Et l’édifie, pièce à pièce, comme celles éparses d’un puzzle dont il conçoit à mesure l’unité. La créature idéale, inaccessible, irremplaçable, est à l’évidence Silvana Mangano, actrice souveraine, splendide, seule et hors d’atteinte, nimbée d’une aura crépusculaire. Mère aimante, amante maternelle, elle offre sans ambages sa beauté grave et ténébreuse, son profil étrange et incisif dans une série d’images essaimées dans le temps dont celle de l’hôtel Raphaël composée comme une pietà, patente allégorie de l’affliction, où, posant telle une mélancolique madone, elle semble étreindre la mémoire de Federico, son fils disparu dix ans plus tôt. Farouche et reclus, Vladimir Horowitz ouvre grands les bras et la porte à Banier qui restitue l’intimité de l’interprète virtuose, père de rêve, grand-oncle enjoué, maestro pince-sans-rire et musicien farceur, extraordinaire acteur, se moquant de lui-même, au Steinway Hall, à New York, où il essaye un piano en jouant à vide sur un clavier absent. Modèle d’exception, Yves Saint Laurent, qui le premier, dès les années 1970, lorsqu’il lui présente ses portraits de passantes isolées, soutient Banier qui le montre à l’inverse d’un personnage de légende : tourmenté, impénétrable, vulnérable, puis, sans âge, soudain las. Et, sachant que la mort est la mère de la mode, s’allonge dans le noir tel un gisant, à Deauville, en mai 1989, comme anéanti par cet ultime don. Tout autre est le rapport que François-Marie Banier entretient avec le prix Nobel de littérature 1969 Samuel Beckett, circulant dans la rue en tenue passe-partout d’exilé. Qui donc imagine Beckett, en short et chemise, droit comme un i, sa gibecière verdâtre en bandoulière, allant anonyme dans la cité chauffée à blanc ou foulant pieds nus le sable de la plage de sa démarche inflexible et ferme, fascinante par sa majestueuse lenteur? Mettant sur un même plan l’inconnu célèbre et l’écrivain «surnaturellement discret», Banier accomplit cette fonction essentielle de la photographie : faire voir un être exceptionnel que sans elle on n’aurait jamais vu et donner un corps à celui que l’on a trop figé dans l’austère stature de l’ascète ou de l’ermite désincarné. Enfin, il y a cette dernière vue, prise en octobre 1989, deux mois avant sa mort, de la silhouette effilée de Beckett assis de profil sur un banc, canne en main, dans un square au bout de l’avenue René-Coty, non loin de la maison de repos où il s’est retiré. Le bras droit est tendu sur le dos du siège, les jambes sont croisées, les souliers bien cirés. Samuel Beckett n’attend rien. à distance respectable, Banier capte sa présence immuable, son isolement au sein d’une structure de lignes horizontales et verticales, et fait de cette vue laconique un chef-d’œuvre d’émotion et de perception. Par la résonance qu’ils suscitent, tous les écrivains ont de bonnes raisons pour être photographiés. Ainsi, Roland Barthes ou Françoise Sagan et, bien sûr, Nathalie Sarraute, sobre et touchante, éminemment imposante, assise chez elle sur son canapé, bloc marmoréen, poli par la sincérité de son œuvre. Interlocuteur discret, Banier prend d’elle un portrait qui éternise la figure de celle qui disait ne pas avoir d’apparence. A l’inverse de David Lynch qui confie «Je ne crois que ce que je vois», François-Marie Banier avoue : «Je ne crois pas ce que je vois.» C’est pourtant sur la rigueur, la curiosité et l’intuition qu’il bâtit une œuvre classique et spontanée, attisée par le plaisir de la rencontre, de fêter le visage de ceux qu’il aime et admire, d’endiguer tout bonnement la vie par des instantanés glanés dans toutes les sphères de la réalité, sans que jamais son approche ne s’érige en système. Journal intime en images, chronique de la beauté du quotidien, son œuvre surprenante et sincère repose sur la fidélité à certains thèmes prédominants comme celui du couple; de Michelangelo Antonioni et Enrica, à Setsko et Balthus, Cioran et Simone, place Saint-Sulpice, en décembre 1992, sur un banc, frêle esquif, planche de salut, où s’ancrent tels deux moineaux Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault. La vie est une pièce de théâtre qu’on ne vit qu’une fois et Banier en célèbre l’éclat en photographiant des actrices, de Catherine Deneuve à Bulle Ogier, et Isabelle Adjani, au profil éthéré de madone, digne de Julia Margaret Cameron. Claquant du doigt, twistant comme une collégienne, Faye Dunaway rompt la glace dans une boutique tandis que l’immense et merveilleux Marcello Mastroianni danse, bondit, lors d’une scène improvisée. «Je les prends au bord du précipice. à cet instant si bref où, grâce d’inattention, ils se révèlent» dit Banier, chorégraphe de l’instant, qui célèbre les danseuses du Moulin Rouge et à qui la danse, symphonie de couleurs et de rythmes, offre l’occasion d’exhaler sa palette d’homme-orchestre par un feu d’artifice multicolore. Banier œuvre avec respect, humour et légèreté, qu’il s’agisse des personnalités du monde politique comme François Mitterrand, à Amman, en novembre 1992, conscient des regards plantés dans son dos, ou longeant une sculpture géante d’Henry Moore, métaphore dérisoire de l’œuvre politique au regard de l’œuvre d’art. Ou encore le prince Charles, assis seul sur un banc, tenaillé par un tourment secret et cramponné au bec ciselé de sa canne. C’est un des apports originaux de François-Marie Banier à la photographie que la hardiesse qu’il a d’oser couvrir les images de pensées cursives et de réflexions. Cela débuta vers 1987 par des rubans de texte courant autour de la photo, puis par des bribes d’écriture, bien avant qu’il ne couche en 1991 quelques mots sur la vue du sous-bois enneigé intitulé Trois piquets dans la neige à Saint-Pétersbourg, pour rééquilibrer et vitaliser le paysage qu’il trouvait «ennuyeux». En posant délicatement ses notes comme des pattes de passereaux sur l’espace vierge du tirage, Banier bascula dans un autre monde de formes. Certes, la photographie écrite, agrémentée de textes disposés en contrepoint, existait avant lui, mais pas de cette manière. Comme on graffite sur les murs, Banier noircit l’image de notations rythmées, dont il varie à dessein les versions, la déborde par l’assaut du sens et l’apport d’une signification autre, contenu rédigé à la volée, sur un mode impulsif et jubilant. «J’écris pour préciser, jamais pour commenter», dit-il dans son roman Balthazar, fils de famille. Façon de retoucher le temps, l’inscription manuscrite nappe toute l’image, prolifère, tapisse les angles et les contours, se déploie comme une partition musicale, ainsi qu’on le voit dans le cas du portrait d’Horowitz, illustrant à la lettre le propos paradoxal mais judicieux de Banier : «La photographie nous donne ce que nous demandons à la littérature.» Fils de publiciste, élevé dans la vénération des typographes, Banier clame son amour des mots et alphabets anthropomorphes. Séduit par le corps des lettres, leur morphologie, leur caractère, il en fait les personnages à part entière d’un système idéographique sans précédent dans l’histoire de la photographie. Peintre et romancier, il manie l’écriture comme un jeu, épellation automatique qui augure une approche inédite de la relation texte/image. Usant du tirage comme d’une palette bicolore, Banier peint au sens propre sur le motif. Il crée une trame neuve qu’il rehausse par touches successives en un geste iconoclaste qui atomise la nature sacro-sainte du support photographique, en principe unique et pur. Lui-même dit ne plus regarder du tout ses photographies quand il les rehausse de formes abstraites ou d’aplats pleins. Qu’importe le sujet des Tasses de café (1998) rangées sur le plateau comme une nature morte de Cézanne, le sourire de Bettina Graziani ou la petite dame en noir vue de dos (Sortir pour quoi?, 1999). Altérant les choses, élevant une simple chaise en personnage, il se lance à l’assaut du support pictural avec une force d’expression lyrique, tour à tour joyeuse, sauvage ou éruptive, maculant en des tons riants, vifs, purs et sans mélange, ses tirages noir et blanc. Façon intense d’intervenir sur le papier sensible comme si le peintre dansait, la couleur conduit l’émotion et exhale l’enthousiasme déferlant, alerte et lumineux, qui célèbre le monde de l’enfance ou renoue avec l’exotisme coloré du Maroc ou du Brésil. «La peinture ne parle que son langage», dit Banier qui le prouve dans les trois versions de Matin de Paris I, II, III (1998), modulant et modifiant l’humeur et le climat, au gré des teintes, selon la sensation qu’il désire exprimer. La biographie de l’œuvre est plus profonde que celle de la vie et la véritable biographie de François-Marie Banier est celle de son œuvre. Qui le reconnaît dans cette icône bariolée de terroriste farceur et cagoulé, aux yeux luisants, rivés vers l’avenir, autoportrait frontal d’avril 1998? L’œuvre de François-Marie Banier est une fiction faite de réalités; la vie des autres qu’il regarde avec tant d’attention, de fougue et de passion, est devenue son histoire. Après trois décennies de pratique, le moment est venu de faire la synthèse du travail accompli et de voir comme une œuvre aboutie la création photographique et plastique de François-Marie Banier. Inscrite dans l’histoire de la photographie française, amorcée dans l’ombre avec l’aide à ses débuts du tireur Daniel Risset, admirable de prodigalité, de rigueur et de beauté, elle est celle d’un classique de la modernité, artiste à l’univers singulier, qui soumet le regard à l’épreuve de sa lecture, et use des mots, des images, des formes, et des couleurs, non pour expliquer mais pour aimer et mieux comprendre la vie.   Saint-Maur, 24 novembre 2002

Le roman photographique de François-Marie Banier

par Patrick Roegiers


Ce texte a été écrit par Patrick Roegiers, publié chez Gallimard à l’occasion de la sortie du catalogue de l’exposition François-Marie Banier à la Maison Européenne de la Photographie à Paris du 26 mars au 15 juin 2003.