Blessure - François-Marie Banier
Il faudrait pouvoir faire un film à partir des photos de François-Marie, on reprendrait les mêmes personnes que celles qu’il photographie, on les ferait travailler, on cadrerait comme lui, un peu comme au cinéma dans le fond, des plans où on aurait toujours un peu envie de savoir ce qu’il y a à côté. Mais ce serait un film impossible, car il faudrait avoir son aplomb, sa muflerie, son apparente insensibilité face aux êtres qu’il photographie. Une muflerie tendre et affectueuse pourtant : ses photos lui ressemblent, dures sans doute, mais venant toutes d’un esprit enfantin et profond, colérique et révolté. Elles s’énervent de voir le monde tel qu’il est mais elles l’aiment follement. Elles aiment regarder ce monde et les êtres – tous les corps – qu’on y croise. Et elles sont énergiques. Il y a là comme un refus de capituler : même dans la déchéance, la vieillesse est énergique et vivace. Les corps. Donc les difformités. Rarement la beauté chez François-Marie ou simplement des chairs plus jeunes, non, ce sont plutôt des vieilles femmes qui ont perdu leur tête ou qui se contorsionnent en chemise de nuit pour découvrir la face cachée de leur propre fauteuil. Des replis de la peau, des boursouflures. Des comportements proches de la folie – et qui nous ressemblent. Des sujets qui se rebiffent aussi parfois : on tire la langue au photographe, on lui fait des gestes de menace dans une langue muette, on l’interpelle alors que nous n’avions rien vu, nous qui étions comme les passants du lycée Montaigne qui ne regardent même plus le clochard sur sa bouche de chaleur. Suivant le sujet dont il s’occupe, François-Marie n’est jamais tout à fait le même, mais c’est parce qu’il nous dit toujours quelque chose de lui en photographiant les autres, alors parfois il veut nous le dire très fort, et il écrit sur les paysages et sur les corps jeunes – jamais sur les vieillards qu’il photographie pourtant si souvent et à qui il épargne cette épreuve de l’oblitération par l’écriture à quoi personne ne réchappe normalement. Quelle vitalité incroyable chez lui : est-ce qu’il ne cherche pas des traces de cette vitalité chez les autres ? D’ailleurs, il la débusque et la retrouve, y compris dans tous ces paysages qu’il réécrit minutieusement ou rageusement, dans ces éclaboussures de peinture dont il balafre ses propres photos : à la recherche de sa propre vitalité, de son désespoir – très actif lui aussi -, de cette jeunesse éternelle dont il sait bien qu’elle n’existe pas. En attendant, il prêche par accumulation, accumulation des livres et des photos, des livres de photo, boulimie qui va jusqu’à lui faire faire des clichés de plus en plus grands, avec un peu plus d’écritures encore, encore plus de peintures, comme dans un combat, un corps à corps. Parce qu’il faut parler des photos qu’il fait, mais aussi des photos sur lesquelles il écrit, et de celles qu’il peint : de cette énergie maniaque à raturer ses propres images, de la minutie à suivre obstinément quelques lignes de crête en Toscane, à déchiffrer un nuage dans le ciel, à réécrire la tour Eiffel tout entière – travail de titan -, à regarder les arbres du Luxembourg où les mots ne poussent qu’à l’ombre des marronniers et donner un nom à la profusion des chaises sous le rideau qui s’ouvre sur la place Saint-Marc. Un vertige nous prend forcément quand on regarde toute cette œuvre qui n’est pas intellectuelle mais spontanée et comme jetée, comme ça, en pâture, devant cette façon de capter un naturel qui viendrait d’ailleurs, de nous faire voir des moments d’incroyable intimité : son œil est-il plus critique, plus dur, plus grave que d’autres ? Qu’est-ce que cet humour, mélangé à cet appétit féroce du regard, cette frénésie ? Peut-être que ce qu’il cherche à nous dire, à nous montrer, c’est une blessure. Peut-être que ce malheur qu’il photographie, cette disgrâce parfois, il les connaît – trop bien peut-être – et probablement il les reconnaît. Agressivement parfois : les gens qu’il photographie sont comme ses démons, il se les approprie en les fixant pour mieux les connaître et les apprivoiser, pour donner un sens à sa vie et à la leur. Peut-être qu’en photographiant, François-Marie ne fait-il que chercher une blessure, la sienne, celle qui le talonne et qu’il n’arrive toujours pas à décrire. Et cette blessure, peut-être s’arrêtera-t-il de la chercher et de la photographier quand il aura réussi à la regarder en face ? Et puis, derrière Ray Charles, il y a une petite fille qui le regarde, ébahie, et qui nous dit à quel point il y a dans tout cela de la profondeur et de la générosité : une œuvre.

Blessure

par Patrice Chéreau


Ce texte a été écrit par Patrice Chéreau, publié chez Steidl à l’occasion de la sortie du catalogue de l’exposition Perdre la tête qui a eu lieu à l'Académie de France à Rome, Villa Médicis du 26 octobre 2005 au 9 janvier 2006.

Photo: Patrice Chéreau par François-Marie Banier