Le déclic - François-Marie Banier
C’est bien avant ma naissance que la gesticulation a commencé, il y avait obligation de vivre, et les rires et les larmes, et le manège autour de ce petit monde maladroit qui me prenait dans ces bras le trouvant, à voix haute, joli ce bambin, très ressemblant ce visage de plus, graine d’émotion, machine infernale qui allait grandir, monstrueusement se développer, rapport à la petite bête qui se débattait encore, et selon la logique des jours, ira les enterrer tous avant d’y passer « soi-même ». Rien d’éternel, sauf parfois le nom gravé sur la pierre. Il évoquera peut-être notre honneur. Qui sait ? Mais que dira-t-il de la douceur du vent qui du soir de ce mois de septembre à Paris où je vous surprendrai peut-être tout à l’heure la main fébrile dans une des boîtes de bois, peintes en vert, d’un de ces bouquinistes qui montent la garde le long des quais de la Seine à la recherche de ce premier roman que j’ai écrit vers les vingt ans pour tenter déjà de corriger le temps qui a cette fâcheuse manie de nous glisser entre les mains. J’avais dix-neuf ans. L’histoire est venue bien vite. Au fil de la plume. Deux adolescents en mal d’amour, ou en mal d’identité – est-ce la même chose ? – pris au piège des rites d’une société bourgeoise aux ridicules triomphants. En parlant de mes romans, je trouverai plus facilement la clef qui dirige le cadre, l’objectif de mes appareils photographiques. J’emploie volontairement le pluriel : le regard – ne parlons pas du regard intérieur – n’est pas un champ tiré au cordeau, un miroir sans glace que l’on tient devant soi. Le regard n’a pas de mesure. Il a mille inclinaisons, je parlerai plus tard de mes inclinations. Mais pourquoi faire attendre ? Ils ne sont pas si coquets mes héros de toute ville que j’arpente comme des grands ateliers de peintres, comme ces plateaux de cinéma où chacun, costume, voilette, va jouer son rôle et le destin de quelqu’un d’autre. C’est la loi du genre. Sauf que la comparaison avec ces domaines où c’est le faux qui est vrai est mauvaise. Je vous fais perdre du temps, je vous prie de m’en excuser. Mes rues, mes personnages, mes jumelles au Jardin du Luxembourg, les jumeaux de la rue de Rivoli, la femme à la pipe, Caroline de Monaco chauve, Johnny Depp, Pascal Greggory et ses trois visages, l’Empereur et l’Impératrice du Japon sont réels. Même la reine d’Angleterre est vraie. Photographier c’est écrire de façon définitive, pour l’éternité un visage, un corps. Photographier, c’est-à-dire transmettre ses joies, ses douleurs, ses interrogations, sa force, sa singularité. Pas la sienne, celle du modèle. Moins le photographe apparaît, moins il compte, mieux il transcrit. Horowitz disait : « Pourquoi ils m’applaudissent ? Ce n’est pas moi. Tout est écrit. Mozart ! Ce n’est pas moi. » Je ne fais pas poser : je suis surpris, toujours surpris par l’autre. C’est bien de lui qu’il s’agit. J’accompagne. Je suis. Du verbe être, et du verbe suivre mais d’abord du verbe être. Je suis l’autre que j’aime pour sa démarche, sa pensée l’une et l’autre si singulières. Ai-je dit que dans tous mes romans, du premier au prochain, c’est le faux qui me hante ? Fausse famille, fausse société, faux sentiments qui n’engendrent que vrais drames. Est-ce parce que j’ai écrit jusqu’à aujourd’hui sur le vide, à propos du vide, que pendant cette épreuve j’ai eu besoin de m’épauler au réel, à la vraie allure de mes solitaires le long des rues, à la vraie histoire de mes quelques amis modèles que j’étudie et suis comme de longs romans depuis tant d’années parmi les quartiers de leur vie qu’ils me jettent en pâture. C’est l’admiration qui force mon appareil. Admiration pour la forme inédite de la silhouette qui tout à coup se dresse devant moi, montagne jamais vue, question sans fin. Solitude bravée, je prends l’empreinte de ta douleur, de ton humour, et même parfois, simplement de la soumission à la banalité de ton destin qui n’est jamais banal. Formes, je vous attends. Je ne vous guette pas : vous arrivez comme je suis venu au monde, comme les mots sur la plage, comme ces tâches de couleur qu’un jour je jette sur le papier pour faire naître un personnage debout sur un soleil ou sur la tête d’un autre. Je sais moins ce que je peins que ce que je photographie. Ma peinture ce n’est que moi, alors toute liberté m’est permise. Toute excroissance. Toute économie. Dans n’importe quel sens. A n’importe quel moment. Rêve ou idée fixe. Une photographie, c’est un combat avec la vérité, avec une émotion, combat d’une fraction de seconde ? J’ai commencé cette phrase persuadé que je dirai qu’un tableau, un dessin, une photo peinte est une autre histoire mais je peins aussi vite que je vois. Dans vite en français, il y a vie. Vie que l’on révèle comme soudain apparaît une vérité longtemps cachée, comme naît un amour ou meurt un rêve. Les clefs de ce que je suis tiennent sans doute à mon histoire, mes goûts, ma force, mes résolutions, mais avant tout il y a seul un déclic : le coup de foudre. Comme je n’ai pas pu m’empêcher de naître, je ne peux m’empêcher d’écrire, de dessiner, de vouloir montrer, de partager la beauté, l’immense beauté des êtres que j’aime pour leur vérité, leur mystère, et peut-être pour cette complicité que je voudrais entretenir avec eux pour toujours.

Le déclic

par François-Marie Banier


Ce texte a été écrit par François-Marie Banier, à l’occasion de la sortie du catalogue de l’exposition Private Heroes qui s’est déroulée à Stuttgart au Württembergischer Kunstverein du 27 novembre 1998 au 17 janvier 1999.

Photo: Les jumeaux, 1981, Paris, par François-Marie Banier