« Les enfants qui naissent la nuit voient le jour comme les autres. » Francis PICABIA   C’est sur le socle de la sincérité que s’érige depuis bientôt trente ans, hors des écoles et des tendances admises, l’oeuvre admirable et singulière de François-Marie Banier qui comme Eugène Atget, E.J. Bellocq ou Jacques-Henri Lartigue, a longtemps créé en solitaire et dans l’ombre, sans souci ni envie de montrer ses photographies, en les prenant seulement pour lui-même et en alternant avec un bonheur égal l’attrait pour les plus grands artistes et l’intérêt ému porté aux gens humbles. La fascination de l’étrange Au premier rang de ceux-ci, il y a lieu de pointer la silhouette solitaire, infiniment touchante, de ces passantes isolées, en robe longue ou à fleurs, chapeau de paille ou toque de fourrure, croisées au hasard dans le lieu commun de la rue. Échappées d’un dessin de Sempé, saisies rue du Regard ou rue Monsieur, mutines, cocasses, et apeurées, elles vaquent à leur destin, telles des souris blanches ou des fourmis. Tirant leur cabas, leurs clebs en laisse au bout du bras, elles forment un cortège de personnes interchangeables mais bien particulières, qui dessine à leur insu une typologie du corps social. A ces promeneuses ou « traverseuses », répondent les bonshommes tout aussi esseulés, en béret ou casquette, qui suivent leur ombre, jouent de l’harmonica ou du tuba, modèle d’une France profonde et populaire qu’aurait pu célébrer Henri Cartier-Bresson et que François-Marie Banier prend avec humour et affection sous son aile, en leur accordant non seulement un regard mais en leur conférant une identité que le monde, indifférent, leur dénie. Leur profil désolé, digne de Monsieur Hulot, se dédouble comme lorsqu’on a trop bu dans le duo des jumeaux, clones à clopes et binocles, traversant la rue de Rivoli, ou des jumelles soudées l’une à l’autre, « macaques poudrées de blanc » (1), allant d’un même pas, bras dessus bras dessous, au jardin du Luxembourg que Banier quitte et retrouve, portraiture au Minox en 1979, 1980, 1981, puis finit par perdre de vue; et leur lance, par écrit, un appel pathétique: « Elles m’ont semé. Quel quartier hantez-vous? Je vous en supplie: faites-moi signe ». Jumelles des jumelles de Diane Arbus, elles personnifient un thème majeur de la photographie, médium de l’inversion et de la dualité, de la réversibilité du miroir autant que du trouble de l’identité. Ces êtres inséparable et haut en couleurs (« l’une rose pâle, l’autre vert amande ») sont les modèles idéaux grâce auxquels Banier, qui avoue de ne pas être physionomiste, poursuit sa quête des mondes secrets. Il leur donne un nom et un visage, aussitôt démasqué, à l’instar de Marie Laure de Noailles, chez elle, cernée dans l’aire polie du triple miroir, qui reflète à l’envi les faces multiples d’un même être. Et, bien sûr, de Madeleine Castaing, la coquette proustienne, soutien de Soutine, double de Giulietta Masina, perruque en main – bas les masques! – qui s’exhibe sans fard dans un portrait terrible et drôle, accordant sa vérité au photographe par le don de son image non pas volée, mais librement consentie. Et même, DÉSIRÉE par le modèle … La solitude comme la vieillesse (« sommet pour le portraitiste ») est un enfer que pallie la fidélité du couple que François-Marie Banier, bouleversé, portrait à maintes reprises, comme celui qui se prête la main, sur le trottoir, en hiver, parabole des aveugles de Breughel. Ou celui de Cioran et Simone, de Borges et Maria Kodama, de Balthus et Setsuko. Ou de Madeleine Renaud, sortie du mamelon de Beckett, bibi de guingois, en manteau et bottillons, triste sourire au minois, à côté de Jean-Louis Barrault, mime déchu des Enfants du Paradis, perchés comme deux moineaux sur un banc, à cinq ans d’écart, en juin 1987, devant leur théâtre, puis en bas de chez eux, baladins mis au ban. Mais indissolublement liés par cinquante ans de vie commune. Au nombre des images les plus émouvantes de François-Marie Banier comptent assurément celles de Samuel Beckett, en short et tee-shirt, droit comme un i, foulant pieds nus la plage de Tanger, en août 1978. Ces portraits lointains, pris par un admirateur respectueux, qui se lance sur ses pas et se tient à distance, rendent un corps à Beckett qu’on a trop figé dans la stature de l’ascète sévère, de l’ermite drapé de sainteté. Et permet de le voir alors qu’il chemine pensif comme il le faisait jadis dans la campagne irlandaise, sa silhouette effilée tranchant avec celle gracile du gamin, torse nu, qui joue au ballon, au second plan. Banier nous fait don de sa présence, mettant sur un même pied l’homme et l’écrivain, l’inconnu célèbre qu’il dit avoir photographié « comme Monsieur Melon! »(2) et cadre comme ses quidams coudoyés dans la rue. Et bien sûr cette vue déchirante, prise trois jours avant sa mort, en octobre 1989, du prix Nobel de littérature, assis sur un banc, tel un héron, accoté sur une canne, dans un square, non loin de la maison de retraite d’où il s’évadait un quart d’heure et où nul ne le reconnaissait. Enfin, il y a cet ultime gros plan qui célèbre la beauté d’un être de chair autant que de pensée. Le visage de Beckett, où se lit la cohésion du corps et de l’esprit, est usé, rugueusement taillé, patiné, et embrasé par la flambée des cheveux, le creux des rides, la clarté des yeux bleus, le regard de feu que calcine l’effroi du silence, l’engluement de la langue et du cri: « Le visage humain, une fournaise scellée », disait William Blake. Plus qu’une figure, c’est une tête au sens où l’entendait Alberto Giacometti qu’exalte François-Marie Banier. L’écrivain, si farouche, se laisse cajoler du regard, aimable et confiant, mystérieux, touchant et bien vivant. Et offre à la postérité ses traits parcheminés à l’image de son oeuvre: « Mille mots. Six mois de ratures ». L’esprit de famille Autant que les inconnus solitaires et les écrivains illustres, François-Marie Banier photographie des acteurs et des actrices réputées pour le talent et la beauté comme Catherine Deneuve, lors du tournage du film de Raoul Ruiz sur Proust Le Temps retrouvé, ou Faye Dunaway, aussi songeuse que Lauren Bacall, dans un café où pourrait écrire Nathalie Sarraute. Et, bien sûr, Isabelle Adjani, gracieuse et lumineuse, égérie complice et sublime muse de l’opérateur à qui elle tire la langue tout comme Vladimir Horowitz. De cette galerie de portraits qui est le contraire d’un panthéon, Banier confie bien haut qu’ils sont ceux des membres de SA famille qu’il reconstitue, pièce par pièce, comme celles éparses d’un puzzle dont il recrée à mesure l’unité. Une de ces actrices pourtant se pare d’une aura supérieure à celle des autres. Il s’agit de Silvana Mangano, portraite maintes fois, en maillot de bain, sortant de l’onde, ou héroïne lartiguienne jouant au golf, en robe blanche, à Saint-Domingue, en juillet 1985. Mère aimante, amante maternelle, mais aussi Madone au voile dans cette photographie biblique, qui est à la fois une effigie du deuil et une allégorie de la douleur où figure par son absence, dans cet appui soudain quéri sur le siège vide, à Paris, en octobre 1984, la mémoire du fils mort, Federico, disparu dix ans plus tôt, dont Banier en personne prend soudain la place, lui qui dit à propos de ses portraiturés: « J’ai fait le fils mort chez beaucoup » (3). D’où l’aura de la vue prise à Paris en décembre 1981, au sortir de l’hôtel Raphaël, à six heures du soir, où le visage de « la femme la plus belle du monde », d’une inaltérable grâce, émerge du friselis de la fourrure, où chavire le faciès enténébré, crépusculaire, de la comédienne viscontienne qui, écrivant en marge « A mio figlio », dédia son portrait à Banier, enfant chéri et renégat. Mais aussi « fils de remplacement », dénoncé dans Balthazar, fils de famille, lui, qui n’est que le second de trois rejetons et qui se veut tant irremplaçable. Une des clés de l’oeuvre de François-Marie Banier est donc de savoir qu’il s’érige par réconfort une famille à sa démesure et à son image. Auteur littéraire en étant photographe, il écrit son roman familial par cette distribution de rêve grâce à laquelle il s’invente des pères et se raconte des histoires où s’avère la mélancolie d’une mère-patrie (la Hongrie) que l’auteur n’a connue qu’à travers la figure du père, la solitude née de l’absence de la mère. Et la fidélité pour ceux qui sont à l’évidence ses pairs comme l’acteur Pascal Greggory, son « préféré », son frère, cet autre lui-même, qu’il aime d’amour et d’amitié, qui est aussi son « bon génie », double du jumeau céleste, ainsi que son ange gardien, incarnant la jeunesse éternelle et défiant la durée par la photographie qui a pour fonction, selon la formule choc de Banier, d' »étrangler le temps qui s’écoule ». Un chorégraphe de l’instant La vie n’est qu’en suspens, un entracte, un entre-temps, un intermède.  » Je les prends au bord du précipice. A cet instant si bref où, grâce d’inattention, ils se révèlent », dit Banier, captivé par les créateurs comme son ami, le couturier Yves Saint-Laurent, qu’il épingle sous toutes les coutures, à l’ouvrage, en blouse blanche, plastronnant en atelier, fumant, méditant, à quatre pattes, souriant avec sa mère, Lucienne Saint-Laurent. Mais aussi yeux clos, visage détourné, et même couché dans la pose du gisant sur son lit, à Bénerville, en mai 1989. Tout comme Nicole Wisniac ensevelie dans la pénombre. « La frivolité est un état violent », disait Marcel Proust. Banier s’en souvient. Il surprend endormis les figurants du Temps retrouvé. Et, sachant que la mort est la mère de la mode, rêve à l’été 1999, pour le Figaro Madame, un défilé funèbre, splendide et fellinien, de vampes souveraines et de vestales fanées, passagères radieuses, qui débarquent ravies du train de la vie butant au bout du quai. Aimant ses modèles moins pour leur célébrité que pour leurs qualités, François-Marie Banier ne les statufie pas, mais en livre une vision aussi tendre qu’inattendue en les montrant plus vrais que l’idée qu’on en a et aussi vrais que la vie. Celle-ci n’est-elle pas comme un film où chacun joue son rôle? Et les gens célèbres ne sont-ils pas les héros d’une autre vie, celle de la représentation, du jeu des rôles, qui fait tant rêver? Aussi Banier les prend-il à contre-pied, les happe bondissant, dansant, sautillant, tel Marcello Mastroianni lors du tournage des Yeux Noirs, merveilleux acteur aux « moi » multiples, attestant le credo de Michaux: « Il n’est pas un moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi. Moi n’est qu’une position d’équilibre » (4). Idem pour Eric Rohmer, athlète musculeux sautant à la corde, entre deux prises, à Granville, (une autre vue le cerne telle une grêle tarentule gobant une partition). Truman Capote, en pelisse, sortant de son hôtel à Paris (1968), bouche bée sous l’auvent du parapluie, sa main droite s’alliant à celle gantée de blanc du portier. Et Vladimir Horowitz, son modèle de prédilection, escorté un peu partout pendant dix ans, à New York, en 1985, au Steinway Hall, jouant à vide sur un invisible clavier. Mais le célèbre aussi un plan serré de ses mains, pianotant pour de bon ou bien croisées, aussi belles que les lunettes de Piet Mondrian par André Kertész, qui est certainement le photographe le plus admiré de Banier qui le campe devant une baie à Paris, en décembre 1984. Et Salvador Dalí, carré dans son trône, Tennessee Williams, dos au mur, John Huston, titan vanné en cape, posté à côté de sa bonbonne à oxygène, et Michelangelo Antonioni, vrillé d’un rai de clarté, irradié par le mutisme où le mura, croit-on, l’embolie. Ces documents gorgés de passion et de vie sont remarquables parce qu’ils restituent la fraîcheur – si précieuse – du premier coup d’oeil. Ils sont les fruits d’une vision sans calcul et sans apprêts, purement instantanée et composée avec justesse, dans l’évanescence de l’instant qui ne revient pas, qui est déjà passé, sitôt capté, à peine mis en boîte. C’est une des vertus cruciales de François-Marie Banier dont chaque image pétille du sceau de la jeunesse alors qu’il a cinquante-trois ans et photographie depuis l’âge de seize ans, soit trente-cinq ans passés l’oeil rivé au viseur, sans que le plaisir de voir, de fixer la vie ne s’érige en système. Lui-même l’avoue: « Je ne crois pas ce que je vois ». Rigueur, profondeur, curiosité et intuition, sont les primes acquis de ces instantanés glanés par un reporter de l’intime, un portraitiste, un ethnologue de l’âme et un artiste. Banier ne fait poser personne. Mais il crée la joie, l’émotion, parce qu’il opère en sympathie avec le sujet, en misant sur la surprise et le hasard, l’échange avec le modèle, quitte à s’en méfier comme c’est le cas avec Louis Aragon, taxé de « in-photographiable » car inapte à oublier, même un 60° de seconde, l’objectif. C’est le cas des portraits plus guindés, pour ainsi dire « officiels », d’Oshima, de Yamamoto, du très rieur Kenzo, de la suave Gong Li, de l’empereur et de l’impératrice du Japon, forcément plus contrits. De la reine Elizabeth II d’Angleterre buvotant son thé. Ou de François Mitterrand, en visite à Amman, grimpant les marches comme on gravit les paliers de la postérité, conscient de sa posture, amusé et sans doute un brin surpris de voir Banier, juché au faîte de la passerelle comme un papparazzi de haut vol, qui le mitraille comme l’éclair en contre-plongée, mais qui obtient là aussi ce qu’il y a de plus précieux: un échange. Banier évolue sur le fil. Il oeuvre avec respect et cruauté, humour et gravité, admiration et rage, et prodigue à ses modèles détresse et grâce, douleur et majesté. Si bien que ses portraits ne sont jamais univoques, mais contradictoires et complexes sous leur apparente simplicité. Leur indéniable séduction. Et leur impact durable qui les rend à la fois terribles et familiers, inconvenants et très convenables. Et par là même inoubliables comme Nathalie Sarraute, à Oxford, en juin 1991, regardant ailleurs, besicles en main, magnifiée par la perspective de l’avant-plan, sorte de proscenium ménager, le châle aux pans fluants assorti au plateau de vaisselle opaline, stricte motif de lumière, de formes et d’objets, valorisant l’austère tête rêche de celle qui disait ne pas avoir d’apparence, bâtit son oeuvre sur l’émoi des êtres et des consciences et abhorrait se river dans un cadre par crainte d’y être « chosifiée ». Comme pour Beckett, François-Marie Banier gagne avec brio ce pari ardu qui tient en une phrase: « Photographier, c’est écrire de façon définitive, pour l’éternité, un visage, un corps ». Le hasard et la vérité La fragilité est le commun dénominateur des êtres approchés par Banier au même titre que la vulnérabilité. Lui-même l’écrit: « Quand le déclic les réveille et que je sens un soupçon de volonté de paraître autre, et pire: complicité, j’arrête – ou je poursuis jusqu’à faire oublier l’appareil ».Voilà qui dit assez l’intégrité, l’honnêteté, la radicalité qui sous-tendent le courage de VOIR. Le prise de vue est vécue comme un présent par l’opérateur, qui s’implique autant que celui qui est pris et lui rend ce qu’il donne. La surprise est une composante décisive comme le HASARD dans l’acte risqué de la mise en présence qui est le contraire d’un jeu d’adresse: une perpétuelle mise en danger. Plus hanté de son propre aveu par le faux que par le vrai, François-Marie Banier est un chorégraphe de l’instant qui évolue sur un fil et c’est pourquoi tant de ses images reflètent par mimétisme le déséquilibre de sa pratique: les funambules en ombres chinoises à Paris, le péquenot à la foire de King’s Road, les danseuses du Moulin-Rouge, Barbara, à Mogador, oblong aigle noir, lévitant à bout de bras, ou encore Pascal Greggory en l’air, Icare en apesanteur, grippé par un drap, dans une chambre à Genève, sont les pendants acrobatiques du ballet virevoltant et capricieux de la vie que fige en un déclic la photographie. Si Banier excelle à exprimer le mystère qui le fascine chez les êtres, on tend trop à ignorer combien ses images sont bien agencées, strictement conçues, parfaitement architecturées et structurées. La preuve en est donnée dans les portraits des lieux vides qu’il contemple à loisir, sans l’atout de la présence humaine, comme dans cette vue d’une rue de Tokyo sous la pluie, où la rangée des poteaux verticaux s’ajuste à la planéité du sol humide; dans cette vue frontale d’arbres peints sur la porte d’un garage, encore à Tokyo, piquetée de maclures qu’il aurait pu injecter. Ou dans cette composition de balais et râteaux, toujours à Tokyo, chorégraphie de faisceaux triangulés, de droites et d’arrondis, digne des tenants de la photographie pure des années trente. Ou encore dans ces sites agrestes, allées de jardins et de parcs, où l’aire anodine des lieux vacants recèle la vie intérieure de l’espace, non pas dévisagé du dehors, mais bel et bien du dedans. Ce qui n’empêche pas l’ironie dans les scènes de la vie courante, saisies au vol, comme ce type qui s’épile la guibolle à l’arrêt du bus (on pense à Garry Winogrand pour l’exubérance de la composition) ; le vieil homme trempant les doigts dans un verre, à Buenos-Aires, rituel purgatif d’une imperméable banalité, pendant du mendiant qui arbore son dentier dans sa paume à Rio. Et, bien sûr, les gosses des favellas, abordés sans exotisme, auxquels Banier consacre tout un chapitre d’un futur album, qui le confirment aussi habile éthologue et détecteur de codes à Oxford qu’à New Delhi, Katmandou ou Monte-Carlo. La calligraphie du secret Un des apports les plus originaux de François-Marie Banier à la photographie sont les annotations, observations cursives et inscriptions de mots ou de phrases entières dont il la recouvre. Certes, la photographie écrite existait avant lui mais pas de cette manière. Sous forme de commentaires, de légendes ou de sous-titres rédigés en marge du tirage comme pour Duane Michals qui exprime ainsi un point de vue que n’émet pas le contenu de l’image. Liant le geste du scribe, du calligraphe chinois, à la verbomanie de l’écrivain, Banier, iconoclaste et respectueux, oeuvre en graphographe, en graphomane délirant, qui cède à la pulsion de l’écrit et recouvre littéralement, mais aussi littérairement, le tirage qui devient un second original, autant qu’un palimpseste fascinant qui révèle en toutes lettres, noir sur blanc, la raison cachée de son attachement au sujet. Car il y a le contenu du texte rédigé à la volée, prise de paroles de l’auteur de l’image plus que du sujet décrit, et dont le sens est tel que dans l’imposante monographie parue chez Gallimard/Denoël, les textes seuls ont été retranscrits en fin de volume. Ainsi peut-on lire le récit des circonstances exactes de la prise de vue et au-delà du récit, du rappel d’un cadre de vie, émergent au grand jour les arrière-pensées ou arrière-plans et les motifs inconscients qui constituent à proprement parler la parole muette de l’image. Le texte prolonge la photo, il fait parler le silence non seulement parce que les photographies « ont quelquefois autres choses à dire », mais aussi parce que « La parole est l’image des actions » comme dit Simonide. Banier oeuvre à la fois en photographe et en écrivain en livrant sans tricher ces brouillons indélébiles, premiers jets ondus d’un trait, sans corrections ni repentirs, tracés impulsivement sur la chair du papier sensible ou le grain de l’épreuve, qui conjugue ainsi sa double définition, à la fois littéraire et photographique. Façon de corriger le temps, l’inscription manuscrite tient la photographie à distance, désigne sans ambages le leurre de l’invisible et réfute l’instant éternisé en le réécrivant au présent, souvent des années après comme pour en vérifier la mémoire et s’assurer que le passé est toujours vivant. Lourd de sens, les mots se dotent du pouvoir de faire basculer les formes et se parent de vertus esthétiques et plastique inédites qui se développent sur un mode autonome, avec leurs aptitudes propres, chaque fois différentes. Parfois – c’est le cas des jumelles (1979) – la phrase inarrêtable court en droite ligne. Ou bien elle gravite en tous sens, sature l’espace, épouse les volumes, rature sol, plafonds et murs (Roissy, octobre 1989). Elle efface Horowitz sous la musique des mots et mue le tirage en véritable partition musicale. Comme ce sous-bois enneigé de Saint-Pétersbourg, décembre 1988, que Banier trouvait « ennuyeux » et qui devient une portée où les notes se déposent délicatement comme des pattes de mouches ou de passereaux. Ayant une vie propre, ces textes méritent d’être considérés optiquement pour eux-mêmes et attestent d’une liberté d’invention unique en tant que photographe, affranchi du médium, qui ne craint pas d’en inventer un nouveau quand il estime ne pas lui suffire. On en repère sans doute l’origine dans le portrait d’Aragon, à Paris, en juin 1979, qui lit une feuille manuscrite titrée « PROSE ». Le portrait de Banier est autant celui du texte sur lequel se fait la mise au point que celui de l’écrivain, en flou, au second plan. Sinon, de l’écriture elle-même. Épiphanie de l’invisible « La photographie nous donne ce que nous demandons à la littérature », écrit Banier, qui tend à la lisibilité, mais dont l’écriture traduit l’aveu latent, de plus en plus parlant, de l’ aspiration à l’invisible. Et, partant, à l’illisibilité. Mené par le geste d’écrire qui l’a d’abord rassuré, l’écrivain en est arrivé à peindre peu à peu sur ses photographies et même à les recouvrir presque entièrement de peinture comme c’est le cas du portrait de Claude Lévi-Strauss. Et, plus emblématiquement, d’Henri Cartier-Bresson, au sortir de son immeuble, face aux jardins des Tuileries. Né comme une sorte de graffiti, une preste inscription qui prend forme et en douce possession de l’espace laissé libre dans le tirage, le geste du peintre s’émancipe graduellement des motifs photographiques, d’abord recouverts à l’encre de Chine, noire ou blanche, puis au pinceau distillant la couleur, qui succède aux signes et cryptogrammes tracés à grands traits. Usant du tirage comme d’une palette bicolore, Banier se risque jour après jour à créer des formes abstraites qui dénaturent les choses, par exemple une chaise en personnage, un fauteuil en scène de théâtre baroque, puis s’affranchit à touches lestes, déliées, délinéées, qui repeignent l’image fixe aux couleurs de la vie.. Par un procédé tachiste, en des tons exubérants et joyeux, aux dominantes d’un jaune éclatant, rouge franc, vert pomme, mauve clair ou bleu céruléen, il macule, barbouille, enjolive Warhol, Johnny Depp ou Ray Charles, qu’il étoile hardiment de taches, de croquis coquins, de ronds, de zigzags et d’aplats pleins. Banier dit ne plus regarder du tout ses photographies quand il les peint, mais il s’y arc-boute comme à une charpente, garante d’un équilibre et d’une narrativité qu’il peut mener à terme. Qu’importe le sujet (prétexte) d’Yves Saint-Laurent, écrivant une lettre, ou d’enfants du square Lamartine à la fête desquels il s’associe par un coloriage ou bariolage festif qui fait corps au modèle. En toutes occasions, on sent la joie éprouvée dans cet acte de recouvrement, ainsi que de découvrement et de découverte par la couleur, d’un espace ignoré qu’il explore, dans lequel il s’aventure avec hardiesse et ingénuité, poussé par le désir d’inventer, d’avancer, de créer un paysage inédit. Et, par là même, un monde enfoui sous celui que décrit la prise de vue photographique, dé-peint au sens propre par le peintre qui défait l’image prise et, du même coup, en révèle une autre. L’impulsion et le geste du peintre recoupent autant l’énergie psychédélique de Mick Jagger que l’ironie de façade du couple Clinton, à Omaha Beach, se riant de tout, y compris de lui-même. Mais il ne faut pas s’y tromper. Tant d’éclats et d’aguichante ardeur ne doivent pas occulter la raison première de ces travaux faussement ludiques et sauvages. François-Marie Banier cherche une autre image derrière ce qu’il voit. Assignant à la peinture de dévoiler ce qui ne peut apparaître, il tente par elle que dans le visible poigne vraiment l’invisible. Et s’attache à vérifier par lui-même, après en avoir fait durablement l’expérience, que le réel est au fond invisible et que seul ce qui s’invente existe. Usant du tirage noir et blanc comme d’une toile vierge qu’il délivre du motif pour qu’en affleure un autre, né de sa main, il en donne une preuve patente dans les trois versions de « Matin de Paris I, II, III » (1998), dont il module et modifie l’humeur et le climat au gré des teintes, selon la sensation intime qu’il projette. La conquête du geste « Je peins aussi vite que je vois », dit Banier, en parlant de ses peintures datées, mais sans titre et sans sujet, conçues en toute liberté, placées sous le signe du bouleversement, de l’énergie et de l’irruption de l’inopiné. Ce qui frappe et séduit de prime abord, ce sont, en effet, la folie et l’élan d’une intervention débridée, liée à l’impulsion du mouvement, à son jaillissement qui induit la couleur sitôt qu’elle effleure la toile. Fait d’ellipses et de bonds, de sursauts, de suspensions, le trajet du pinceau indique à suffisance combien cette peinture se déploie sous le signe de l’IMPRÉVISIBLE. Comme les photographies du reste dont elle est le juste prolongement, mais délivrée de la fonction descriptive, narrative, anecdotique du sujet, pour devenir sa matière même. Banier oeuvre sans règles (il y en a, mais il ne les a pas organisées) et se fie à l’intuition quand il crée, un peu halluciné, en état d’ivresse créative, et, livré au labeur de son inspiration, s’attelle au rêve avoué d’une recréation du monde. Éruptive et pulsionnelle, située entre Keith Haring, Sigmar Polke et Cy Twombly, cette peinture d’éclaboussures et de giclures, séduit par ses teintes vives et pimpantes qui clament d’elles-mêmes ce que l’acte de peindre a de jouissif et de libérateur. Si dans les photos écrites, il procède en graphologue, et si dans les photos peintes, il révèle la part invisible que recèle la vue, la peinture est toute entière l’oeuvre de la main qui danse et que conduit le corps. Il faut apprécier chez un homme de mots et d’écriture l’effort fait pour substituer le geste à la parole et quérir, peu à peu, en toute humilité, avec opiniâtreté, la jouissance du mouvement et du corps qui s’épanche, guidé par la main qui gicle, dégoutte et transmet l’émotion et la sensation plutôt que l’expression du sens. Lui-même le dit: « Je peins ce que je sens et non pas ce que je vois » (5) et il précise même: « Je peins comme on crie » (6). La peinture de Banier n’a pas de centre, elle part encore de tous côtés, comme un roman qui n’aurait pas de plan, gravite à son gré, selon son inspiration, ses possibilités physiques, et sans le confort (et le réconfort) de la ligne sur laquelle s’étaye de plain-pied l’écriture. Banier campé sur ses jambes, buste pointé vers le bas, tête inclinée vers le sol, oeuvre sans alphabet et sans souci de communiquer, de formuler sa phrase dans le bon ordre comme est censée, et sommée de le faire, la pensée. La primauté est accordée au rythme, à l’impulsion et à la pulsion des sens par l’énergie d’où fusent ces teintes fauves qu’il n’est pas faux d’évoquer ici, le fauvisme ayant en outre été qualifié ainsi à cause de sa barbarie, de sa « sauvagerie », de la crudité de ses coloris. Avec une avidité sensualiste, François-Marie Banier accomplit ce qu’ont réussi d’autres grands écrivains comme Henri Michaux, dont l’oeuvre picturale est majeure, ou Roland Barthes qui, pour se détendre, « peinturait » le dimanche. Les toiles de Banier sont à la fois le produit de la musique et de la danse. On ne peut qu’être touché par ce long cheminement qui a mené par étapes graduées un écrivain, devenu un grand photographe, à la peinture. En devenant peintre, François-Marie Banier récolte les efforts fournis depuis bien des années pour disparaître et se défaire enfin de cette image d’enfant prodige qui lui colle à la peau et dont lui-même, la maturité venue, aspire à se défaire. Ce qu’il a entrepris de manière spontanée, follement généreuse et impulsive, c’est de tenter d’accéder au silence des sages face auquel il se débat et crie comme le fait un plongeur en apnée qui entame une abyssale plongée au fond des océans, et qui par là se ramène au meilleur de soi-même. L’aventure de François-Marie Banier avec les mots, les êtres, les images, les formes et les couleurs, ne fait que commencer. Brûlant de devenir enfin moderne en cessant d’être romantique, lui, qui dit être né sans origine, continue à toute force, avec abnégation, persévérance, probité, exigence et sensibilité, de s’inventer un horizon. Qui reconnaît le « jeune homme élégant et prétenduement gâté » dans cette icône bariolée de terroriste méconnaissable et farceur, cagoulé dans son autoportrait de 1998? Après plus de trente ans de pratique active et continue, il est temps de voir le travail photographique de François-Marie Banier comme une oeuvre accomplie, d’une originalité rare, qui est celle d’un classique de la modernité, qu’il importe d’aimer pour elle-même, dans sa prodigalité, sa rigueur et sa beauté, détachée de l’attachante personnalité de celui qui la fait être.   Patrick Roegiers Saint-Maur, 22 juin 2000   (1) Entretien inédit avec l’auteur, Paris, 15 mars 1994. (2) Idem. (3) Marie-Dominique Lelièvre, « Le bouquet de Narcisse », Libération, 4 août 1997. (4) Henri Michaux, « Postface », Plume, Gallimard, Paris, 1938. (5) Entretien avec Martin d’Orgeval, Paris, novembre 1999, dans ce catalogue p. XX. (6) Idem, p. XX. Toutes les citations de François-Marie Banier sont extraites de ses divers albums et catalogues.

François-Marie Banier, un classique de la modernité

par Patrick Roegiers


Ce texte à été écrit par Patrick Roegiers, à l’occasion de la sortie du catalogue de l’exposition François-Marie Banier au Tokyo Metropolitan Museum of Photography et Metropolitan Foundation for History and Culture à Tokyo, organisée par Asahi Shimbun du 9 septembre au 8 octobre 2000.