François-Marie Banier – la condition humaine « Les photographies ont une qualité autre, plus sombre, qui leur est propre – l’image photographique est en fait plus ombre que lumière. Elle rend quelque chose de la substance de l’être humain, de son rayonnement, elle est empreinte de celui-ci. Dans ce sens elle a une parenté avec l’écriture. » Ernst Jünger[1]   Distance et proximité : la photographie, récit et monument à la fois Un jeune dieu, en plein embouteillage sur un boulevard parisien. On ne sait pas très bien comment il est venu à cet endroit et où il veut aller. La question, en fait, ne se pose pas. Il emplit tellement l’espace que l’on pourrait croire que sa présence est à l’origine de l’immobilité des voitures. La scène est d’autant plus singulière que personne apparemment, à part l’objectif, ne prend note de cette apparition. Inversement, cette figure de lumière n’est aucunement touchée par le trafic urbain qui se répand autour de lui : le regard fixé sur un lointain indéfini, elle se soustrait au présent immédiat dont elle est en même temps la source. Nous sommes en 1998, l’été de la coupe du monde en France. Le blanc du drapeau illumine le visage du protagoniste. Sa personne respire la splendeur de la victoire : identification totale avec Zidane, le héros du foot, dont le nom est écrit sur sa poitrine nue. C’est pourquoi le personnage est tout aussi présent qu’absent. François-Marie Banier a saisi une situation dans laquelle se décharge en un unique moment cathartique tout l’effort de ces semaines de compétition, effort qui s’est emparé des acteurs tout comme des spectateurs. Le passionné de foot fait son apparition devant nous, il est catharsis en personne, et plus nous observons la photographie, plus nous sommes partie intégrante de cet instant de bonheur qui ne connaît ni passé ni avenir. Les photographies de Banier savent nous émouvoir. Un après-midi d’automne dans le Jardin du Luxembourg, les feuilles jonchent déjà le sol, çà et là. Deux dames âgées viennent vers nous, bras dessus, bras dessous. Leurs visages, l’un plus large que l’autre, ont l’air grave, les yeux sont légèrement baissés. Elles sont jumelles, ce qui est visible de la tête aux pieds. Malgré leur ressemblance, l’une et l’autre savent articuler leur propre goût, que ce soit dans la veste portée simple ou ceinturée et flanquée de poches appliquées ou bien dans le choix du sac à main. Autre détail signifiant, laquelle des deux plie le bras, laquelle prend le bras de sa compagne de marche. A travers ce geste, s’exprime un soupçon de dominance. Les mouvements des promeneuses semblent coordonnés avec soin comme si elles avaient passé toute leur vie ensemble. Quelque chose de fatidique émane des deux femmes : comme une entente consentie avec un état d’esprit, un statut social qui semblent tracés pour des décennies et sont portés avec humeur égale. Les photographies de Banier savent conter une histoire. La manière dont les deux femmes rencontrent le regard de l’observateur est révélatrice quant à l’attitude du photographe. Sachant qu’elles sont l’objet d’une prise de vue, les deux femmes demeurent singulièrement absentes, repliées sur elles-mêmes, leur mine n’exprimant ni un intérêt, ni un refus quelconque. De fait, Banier les a suivies pendant des semaines et des mois, leur a adressé la parole et exprimé son souhait pour s’éloigner à nouveau, avec la discrétion qui est la sienne. C’est à cet équilibre entre distance et proximité que la photographie doit son authenticité. Pareil équilibre n’est pas toujours donné, le balancier penche tantôt dans l’une, tantôt dans l’autre direction, sans que le caractère des images change pour autant de manière fondamentale. Le degré de proximité n’est pas toujours identique au degré de relation entre le photographe et son modèle. La femme aux seins volumineux, la pipe à la bouche, appuyée à la porte d’entrée d’un café de Madrid, était inconnue de l’artiste et l’est demeurée. Pourtant, la photographie donne la parole à cette inconnue. C’est une fois de plus cette singulière désinvolture avec laquelle le modèle affronte le regard d’autrui. Nous ne savons pas comment le photographe a approché son modèle, mais nous voyons qu’il s’agit d’une passante qui n’hésite pas à dévoiler pour un moment toute sa personnalité, en s’offrant à l’observateur avec le plus grand naturel, désinvolte et fière à la fois. Une femme dont la quiétude semble totale, et c’est précisément ce calme intérieur qu’elle présente à l’observateur, non sans une certaine fierté. Comment le photographe a-t-il découvert dans la foule parmi des milliers de passants une femme dont la sérénité est celle d’une héroïne grecque ? Les photographies de Banier savent conférer à une personne sans nom la dignité de l’unicité. Le cheminement inverse est possible aussi : Lauren Bacall, l’idole du film noir, assise dans un café parisien. La photographie peut fort bien avoir le caractère d’une rencontre fortuite, un sourcil relevé comme par hasard, un œil jeté alentours, dans un café parmi tant d’autres. Rien ne laisse soupçonner que nous avons devant nous l’héroïque figure du cinéma américain. Et si nous ne savions pas que Banier se meut sur la scène cinématographique avec la même discrétion qu’Erich Salomon sur le parquet de la politique internationale, nous pourrions supposer qu’il voulait tout simplement mettre en lumière une scène quotidienne des plus ordinaires. En réalité, comme dans la photographie madrilène, le regard du photographe ne s’adresse qu’à une seule et unique personne. Nous éprouvons pourtant le contraire : l’héroïne se voit privée de son aura ; comme tout un chacun, elle n’est plus que personne privée. Et nous nous étonnons d’apprendre si peu de cette personne lisant le journal. Seule la légende de la photographie ajoute une information à ce regard plongé dans la lecture, éclairant la personnalité du modèle apparemment sans nom. Une autre personnalité à fixer dans l’image, le propos est encore plus délicat : l’homme, grand et mince, haut port de tête, déambule en short et sandales sur le bord de mer à Tanger ; deux autres passants, un couple qui entre dans le champ, à droite du cadre, va à sa rencontre. Qu’est-ce qui confère à cette scène son caractère si particulier ? A y regarder de plus près, on saisit l’étonnement soudain du couple, reconnaissant tout à coup le promeneur, n’en fut-il pas de même dans la scène d’Emmaüs que Rembrandt a dépeinte sur son fameux tableau au Musée Jacquemart-André à Paris. La stature droite de l’homme est bien connue de ses contemporains, un mythe vivant : Samuel Beckett. La photographie articule avec une extrême précision cette ambivalence entre le quotidien de la scène et le choc du couple reconnaissant Beckett. D’une part, une scène de rue courante, qui souligne d’autre part la distance spatiale que l’écrivain décrit autour de sa personne, cette différence entre le quotidien et ce qui s’en détache. Le promeneur Beckett maîtrise la scène de manière souveraine et est en même temps « l’un des nôtres ». En faisant intervenir ce couple à l’extrémité de l’image, Banier suscite chez l’observateur ce léger frisson que produit involontairement la rencontre fortuite avec cet homme extraordinaire. Cette approche rappelle le rôle que la peinture occidentale a si souvent attribué, au cours de son histoire, à tel ou tel figurant qu’elle fit entrer en scène pour souligner l’importance du protagoniste, tout en lui conférant le rôle d’observateur. Une série de photos, dont nombre de portraits, témoignent de la relation étroite entre Beckett et Banier. Le fait que Banier, par cette photographie, joue sur la distance, afin de mettre en relief l’interférence entre le quotidien et le singulier, est un indice de son vœu spécifique de faire connaissance avec l’individu. Ce n’est pas le rang social qui importe mais bien plus la question plus générale : qu’est-ce qui caractérise un homme parmi tant d’autres ? D’où vient ce charisme qui lui est intimement propre et où il est appelé à disparaître ? C’est tantôt l’espagnole sans nom qui s’érige en héroïne sous le regard du photographe, c’est à l’inverse l’actrice Lauren Bacall qui se fond dans l’anonymat d’une femme quelconque lisant le journal. Quant à Beckett, Banier nous montre combien sa physionomie unique brille de tous ses feux, en quelque endroit du monde que ce soit, même si le personnage se donne l’apparence la plus quelconque.   La photographie, intuition et obsession « Les gens sont des drogues pour moi… je dévore les gens », s’exclame Banier[2]. Cet aveu éclaire la série des passants qui traduit le mieux cette passion. Qui daignerait prêter la moindre attention à cet anonyme qui, un bateau à voile à la main, bifurque d’un pas décidé au coin de la Rue Madame ? Qui s’intéresserait à vouloir magnifier la vieille dame vêtue d’une fourrure, qui traverse la Rue du Regard ? admire les gens… Ses images nous soufflent à l’oreille : « Ouvre les yeux et tu découvriras l’indescriptible diversité des hommes autour de toi. » Soulignons cependant qu’une topographie préméditée ne joue qu’un rôle mineur dans l’œuvre de Banier. Ses protagonistes se trouvent le plus souvent à proximité directe. Or il a beau vouloir capter ce qui est autre dans un personnage donné – propos qu’il partage avec Diane Arbus qu’il admire – il se refuse strictement à démasquer cet autre. Il ne fait aucun doute que ce jeune homme au bateau à voile a un certain burlesque, mais Banier se garde bien d’accentuer le trait. L’artiste accompagne ses contemporains avec la générosité d’un homme qui aime les êtres humains, alors qu’Arbus éclaire sans pitié leurs faiblesses et l’inutilité de leurs projections chimériques. C’est également son aveu sincère en faveur de la vie qui a permis à Banier de s’assurer l’amitié de personnalités considérées comme difficiles, voire inaccessibles ou excentriques : Yves Saint-Laurent, Vladimir Horowitz sont de ceux-ci. C’est pourquoi les études photographiques de Banier, qui s’articulent sur plusieurs années, resteront uniques. Yves Saint-Laurent : nous voyons le couturier, mettant avec minutie la dernière main au voile d’une mariée (ill. p.63). Agenouillé derrière son modèle, l’inévitable cigarette au coin des lèvres, il est tout à son œuvre. Une scène courante d’atelier de couture, semble-t-il, mais qui est très révélatrice, en ce sens qu’elle montre à quel point les différences de classe sont insignifiantes lorsqu’il s’agit d’atteindre à la perfection. Changement de décor : c’est un autre Yves Saint-Laurent qui nous apparaît, assis dans son salon, au milieu de ses accessoires de luxe (ill. p.59). Le bon vivant est fatigué à présent, las de ses richesses. Et puis, la culmination : le héros allongé sur le dos, dans un profond sommeil, presque comme mort. Bien qu’elle soit d’une intimité extrême, cette photographie extériorise l’image dans toute sa violence, comparable au tableau de David, Marat assassiné. Impression que génère l’orchestration de la lumière qui sépare impérativement le profil et le buste du protagoniste de son environnement. Les profondes ténèbres qui s’ouvrent au-dessus du dormeur sont à la fois menace et promesse de délivrance. Quant à la manière dont repose le dormeur, elle révèle à quel point l’épuisement est total. L’intérieur porte encore la trace du tremblement produit au moment où le héros se laisse tomber comme une pierre. Banier explore toutes les facettes que ce visage sait si bien exprimer, suit l’artiste avec les yeux d’un ami qui respecte toujours une certaine distance. Lorsque ce dernier met la dernière main à l’habillage du modèle, il semble imiter son mannequin qui se prête sans broncher au processus d’habillage et de déshabillage. A un autre endroit, on le voit de bonne humeur, détendu, en train de dialoguer dans son atelier. L’un des nombreux portraits fait soudain taire cette multiplicité : Saint-Laurent, tenant une boîte de boutons, sur le canapé d’un salon en désordre. Une image héroïque une fois de plus, qui raconte la solitude d’un homme ayant apparemment atteint les sommets dans sa vie. L’ennui que déclame son visage exprime aussi bien la fierté aristocratique que la dépression profonde. Sans le mettre à nu pour autant, la photographie sonde au plus profond tout le spectre psychologique de sa personnalité. Banier se meut – et c’est particulièrement net là où il s’agit d’une série traitant un seul et même sujet – entre la description psychologique d’une part et la description sociologique d’autre part. Il a beau pénétrer au plus profond de la personnalité, comme le montre à titre exemplaire la série de travaux sur Yves Saint-Laurent, une chose s’exprime indubitablement : son désir de cerner ses personnages avec un réalisme psychologique et social même quand il s’agit par ailleurs de personnages aussi asociaux que Vladimir Horowitz. Deux formules, raconte Banier, étaient toujours le maître mot du grand pianiste : « discipline » – et – « it’s not my business ». En effet, Banier montre un artiste exclusivement hanté par sa musique. Nous le voyons entre deux pianos à queue qu’il essaye chez Steinway à New York. En dépit de son âge, Horowitz est tendu comme un fauve, brûlant de s’attaquer aux touches du clavier. Banier nous le montre chez lui dans une salle à manger, se coiffant devant un miroir, comme sorti de sa musique, comme tâchant de se retrouver. Il nous le montre aussi dans la même absence de lui-même sur son canapé auprès de sa femme, une multitude de partitions s’empile au premier plan, ce sont elles « sa vraie vie ». Ces quelques photographies extraites de centaines d’autres sont une partie de l’invisible filet qui cerne la personnalité du virtuose, chaque maille modelant d’un peu plus près cet homme entièrement dévoué à son art. Banier parvient aussi à ce type d’études prononcées à travers une seule image. Dans l’histoire de la photographie, je n’ai guère pu découvrir un portrait plus pénétrant que celui de John Huston. Dans un habit qu’il porte en tant qu’acteur pour un film de son fils, le grand réalisateur est assis devant nous, les pieds bien ancrés au sol. Toute la plénitude de sa vie si riche en évènements se concentre dans le personnage. A ses côtés, nous découvrons l’indispensable bouteille à oxygène qui l’accompagnait sans cesse pendant les dernières années de sa vie. Qui d’entre nous pourrait espérer faire preuve d’une plus grande dignité face à l’imminence de la mort que cet homme osait regarder en face, opiniâtre et placide à la fois. Observons le portrait de Nathalie Sarraute, au milieu d’une ronde de tasses à café : la composition de l’image atteint son point culminant avec le visage de l’écrivain dans lequel semble se concentrer toute la sagesse du monde (ill. p.131). Ou bien le portrait de la très coquette Madeleine Castaing, en déshabillé, sa canne entre les deux mains, qui nous fait face et en même temps à la tragédie de l’âge. Ou encore Michel Piccoli qui n’hésite pas à révéler toute l’animalité de son corps, sans que cela ne compromette en rien son charisme. Et enfin Silvana Mangano, femme fatale, qui nous pénètre de ses yeux d’aigle, si proche et si inaccessible à la fois, si majestueuse et si vulnérable. Ces photographies de Banier extériorisent une intimité qui implique des relations profondes, directes et spontanées, une amitié avec quelques héros de notre temps pour la plupart secrets, inaccessibles, que nous ne connaissons qu’à travers leur légende. Ce n’est donc pas un hasard si souvent ces photos sont prises en intérieur.   Vies d’enfants « Les rêves qui se nourrissent de la vie dans les grandes villes, se réalisent… dans la reproduction en images de rencontres fortuites, d’intersections singulières et de coïncidences merveilleuses. Ce qui veut dire aussi que même les portraits les plus typiques doivent conserver le caractère du hasard – comme s’ils étaient cueillis en passant et tremblaient encore sous la rudesse de l’existence. »[3] Quel portrait se prête mieux à donner raison à la thèse de Siegfried Kracauer que celui du « Sans domicile fixe », les poings en l’air ? « Cueillie en passant », l’image reçoit en même temps le statut de monument : celui d’un homme du peuple dont le geste symbolise toute la révolte d’une classe sociale. Tous ces modèles anonymes que capte le regard intuitif de Banier, ne sont pas moins des héros pour lui que ceux étiquetés comme tels par les médias. De fait, les portraits de ces anonymes constituent une partie non négligeable de son œuvre. S’exprime par là l’élan humaniste de l’artiste. En s’intéressant aux enfants, Banier fait preuve d’une subtilité particulière. Voilà deux fillettes devant une demeure à Washington. Nous voyons que le photographe a dû s’agenouiller pour capter les jumelles dans toute leur présence. Habillées et apprêtées avec les plus grands soins, elles ressemblent à des poupées, pourtant, à travers l’objectif de Banier, elles atteignent presque à une grandeur monumentale. Ou à l’inverse, cet autre couple d’enfants qui, la main dans la main, traverse le Jardin du Luxembourg à Paris (ill. p.83) ; ici c’est précisément la distance et la vue en plan qui jouent un rôle décisif : la place vide s’étend à l’infini, les petites mains serrées sont une consolation de nature existentielle. Puis ce gros plan à nouveau : la petite fille avec son nœud dans les cheveux (ill. p.75). Cette pureté, cette clarté du regard, un soupçon de rire au coin des lèvres – jamais un visage d’adulte n’exprimerait autant d’assurance et de confiance envers le monde. Les enfants sont pour Banier des hommes en plus petit, avec leurs joies, leurs peurs, leur pétulance et leur curiosité. Il ne sera jamais donné à un adulte de faire preuve d’une joie de vivre comparable à celle de ces trois enfants africains nus en train de jouer dans une rue toute mouillée de pluie avec un rien de jouet confectionné de leurs propres mains (ill. p.72). Mais Banier montre aussi où le danger guette : les trois scouts portant une gerbe de fleurs dans les mains (ill. p.82) ; tout chez eux n’est qu’attitude, comportement octroyé pour être à la hauteur d’une cérémonie d’adultes. N’étaient-ce leurs genoux découverts, ils pourraient tout aussi bien entrer dans le rang d’une parade militaire. Le seuil vers le monde des adultes peut cependant également être franchi par élan personnel. C’est ce que suggère le portrait de Charlotte Casiraghi. A sa façon de servir le thé, l’on ressent la séduction qui émane de l’alliance entre la ruse enfantine de la protagoniste et la conscience de son charme. Banier les montre tous : les enfants du bonheur, les enfants apeurés, entassés les uns sur les autres, les enfants qui ont tant besoin d’être gardés, protégés – et surtout l’essence même de l’enfance, perdue à jamais pour nous les adultes et qui, pour cette raison, exerce sur nous une fascination. Cette partie de l’œuvre de Banier est peut-être la plus personnelle et la plus émouvante à la fois.   Rêve et illusion : les limites de la photographie et le champ de la peinture Tournons-nous pour finir vers la peinture, qu’il s’agisse de peinture sur photo ou de peinture tout court. Dès l’adolescence, Banier s’est intéressé à la photographie. Pourtant avant que se cristallise ce que nous considérons aujourd’hui comme son œuvre photographique, il s’est adonné à l’écriture, ce qu’il ne cesse de continuer à faire aujourd’hui. L’écrit ne vient pas s’ajouter à la photographie, il se fond à elle. Bribes de mots, passages entiers d’une confession ou d’une harangue, les mots n’ont plus l’importance de leur sens mais la couleur, le volume, la figure qu’ils inventent. Dans certains cas, la photographie est littéralement recouverte par l’écrit, à quelques endroits près qui expriment l’échange entre l’image et l’écriture. Le portrait de Horowitz procède de cette approche ; un autre, son Yves Saint-Laurent endormi, se situe au seuil entre l’écriture et le dessin. Une photographie peut recevoir, à travers l’écriture, une seconde structure qui se lie à la première, comme c’est le cas de l’image du parc enneigé de Saint-Pétersbourg. Le scriptural peut également créer un ordre tout nouveau qui se comporte a contrario de la planimétrie photographique de l’image (ill. p.155 et p.154). Là où le scriptural bascule dans le dessin, l’art pictural sur photo livre une interprétation de cette dernière, de sorte qu’une osmose se réalise entre les deux. L’image du tango en est un exemple particulièrement significatif (ill. p.164). La photographie cristallise un instant qui est dense, mais qui a aussi quelque chose de statique. Cela tient au fait que le mouvement des jambes du couple s’inscrit dans la diagonale de l’image, et, par là, s’ancre littéralement dans celle-ci. Ce n’est pas la danse extatique qui est thématisée, mais l’érotisme qui émane des jambes entrecroisées du couple. Alors que l’écriture recouvre la partie inférieure de l’image, l’écrit se fond dans la partie supérieure en une gestuelle picturale. Celle-ci s’appuie d’une part sur le mouvement des jambes, d’autre part elle le dépasse pour s’étendre jusqu’à l’espace libre de l’image. Ainsi l’instant en suspens fixé au plan photographique se met à vibrer au plan pictural. Le pictural devient presque filmique et, qui plus est, il exprime la vibration érotique des corps qui, une fraction de seconde, restent enlacés, comme en suspension. Le pictural va plus loin que la photographie dans la représentation scénique, renvoie en quelque sorte la photographie à ses propres limites. Cette force subversive peut culminer de manière telle que le dessin et l’écriture peuvent contrecarrer la représentation photographique. C’est le cas des jumeaux de la rue de Rivoli. Les deux hommes ont sans aucun doute quelque chose de grotesque. Le regardeur n’en croit pas ses yeux : jusque dans les moindres accessoires, que ce soient les lunettes ou la cigarette, la concordance règne entre les protagonistes. En sera-t-il de même un jour dans le monde des clones ? La photographie accentue ces moments d’identité en permettant ce qui dans la réalité n’est donné qu’au regard furtif : la comparaison morphologique. Le fait que Banier ne parvient pas à se détacher de l’image, une fois celle-ci terminée, est un indice de la fascination avec laquelle il s’approprie ses sujets. Déconstruire la photographie par l’écriture et par le dessin intègre l’acte de l’autorestriction. Or, en tant que dessinateur, l’artiste en cueille les fruits. S’inscrire réellement dans la photographie jusqu’à blesser l’épiderme de celle-ci afin que surgisse ce qui se dissimule dans les couches profondes, pareille approche exige une forme de distance par rapport à son propre travail qui sait peser au plus juste les possibilités et les limites de la photographie d’une part et de la peinture d’autre part. Par le biais de l’écriture et du dessin, Banier met en relief la nature carnavalesque de ces deux hommes qui, l’un et l’autre, entrent en scène comme leur propre double. Ce qui n’a cessé de préoccuper Banier et qui constitue la motivation fondamentale de son œuvre est la question de la condition humaine. Sa rencontre avec les jumeaux l’a soulevée de manière particulièrement sournoise. Nous voyons par ailleurs transparaître ici l’aspect humoristique qui sous-tend si souvent ses travaux de dessinateur. Ce sont par exemple les dessins ou croquis qui se superposent à la photographie d’une allée d’arbres. Ils rappellent en substance l’allégresse de la simplification prônée par l’art brut et c’est précisément cette légèreté du trait qui sous-tend toute l’œuvre picturale de Banier. Les peintures de Banier échappent à une composition préméditée. L’artiste couvre une toile de ses dessins comme il couvre une feuille de ses notes. C’est pourquoi écriture et peinture interagissent tout naturellement. Et si les grimaces apparaissent ici ou là dans les photos peintes, dans les peintures proprement dites, elles nous guettent constamment. Certes, Banier n’abandonne pas son sujet qui est l’homme mais il se délivre, à travers sa peinture, de la trop forte présence du vis-à-vis humain que crée la photographie. Quelle que soit sa faculté de représentation en profondeur, la photographie laisse toujours une surface opaque. Cette « peau » peut se refermer de plus en plus avec le temps, et toute tentative de la pénétrer, requiert d’autant plus d’imagination. Il en va autrement de la peinture, qui, elle, déchire le voile. Les grimaces et les visages de Banier annoncent des choses qu’aucune physionomie ne renferme, aussi parlante qu’elle soit : rêves et chimères, désirs et nostalgies non assouvis. C’est presque comme si l’artiste s’était imposé de s’assurer d’une autre manière tous les individus qui interpellent son regard de photographe. En se perdant dans la texture picturale, ils y mènent comme une seconde vie qui enrichit la première de manière multiple. Imaginons le scénario suivant : un champ dans lequel se réuniraient les gens que Banier a photographiés. Chaque individu apporterait avec lui l’environnement et le temps qui sont les siens. Les personnages, les environnements, les temps seraient soumis à des déplacements réciproques moyennant différentes dominantes. Le véhicule de ces déplacements est la métamorphose, le champ pictural. Et c’est précisément ce qui caractérise les peintures de Banier : métamorphiques, elles vont au-delà des espaces et des temps, tout en demeurant ouvertes aux visiteurs qui les peuplent, qu’ils soient invités ou non.   [1] Ernst Jünger, Strahlungen, 1955, p.466 [2] Lors d’un entretien de l’auteur avec l’artiste les 21 et 22 juillet 1998 [3] Siegfried Kracauer, Das ästhetische Grundprinzip der Photographie III, 1945-1980, éd. par Wolfgang Kemp, Munich 1983, p.163

François-Marie Banier – la condition humaine

par Martin Hentschel


Cet entretien a été réalisé par Martin Hentschel  à l’occasion de la sortie du catalogue de l’exposition Private Heroes qui s’est déroulée à Stuttgart au Württembergischer Kunstverein du 27 novembre 1998 au 17 janvier 1999.