C’est il y a déjà trente ans. Plages et rues de Tanger étaient hantées par un automate plus d’os que de chair que je perdais, hélas, souvent entre les rais du soleil. Sa silhouette d’échassier s’évanouissait parmi la foule des marocains en djellabah et de touristes nonchalants. Comme moi, ils ignoraient que cet homme fin était le grand écrivain Samuel Beckett. Sa démarche semblait obéir à un mouvement de pendule réglé seulement pour lui, le talon frappant le sol bien avant que la jambe s’engage, corps raide, jeté en arrière. Le regard bleu océan caché par des lunettes aux larges verres se portait trop au-dessus de la ligne d’horizon pour le guider.
J’étais si ému de ne pas savoir capter la dimension de cette silhouette étrange que souvent j’oubliais de placer un film dans mon appareil.
A force de se croiser, nous nous sommes rencontrés. Je laissais alors de côté la photographie. De sa voix grave, il me parlait de ses livres refusés par 27 éditeurs à sa femme Suzanne, de son amitié avec Joyce, de sa vie de famille en Irlande. Il imaginait l’étonnement de sa mère si elle avait appris qu’il avait reçu le Prix Nobel. Il me conseillait de lire, « pour voir comment les autres font ».
Il me fallait fixer cette allure et ce visage rares, prendre de la distance, abandonner ces trésors qu’étaient ses mots, ses points de vue, et rejoindre la place du photographe, derrière l’objectif.
Beckett
par François-Marie Banier
Ce texte a été écrit pour le livre que François-Marie Banier a fait sur Beckett, publié chez Steidl.