Je ne connais pas François-Marie Banier. Je veux dire personnellement. Car, impersonnellement, indirectement, médiatiquement, ça, oui : comment y couper ? On dit tant de mal de lui, ces temps-ci! On exhibe sa photo à tout bout de champ, même à la télé, comme une amulette négative, comme une effigie à percer d’épingles. Mise au pilori permanente. Adieu droit à l’image, vie privée, adieu presque droits de l’homme ! Cela me gêne beaucoup. Cela me scandalise même un peu. Je vais donc dire du bien de François-Marie Banier. Ce n’est pas difficile.Je ne le connais pas, mais je l’ai déjà vu en chair et en os. Au moins trois fois. La dernière fois, c’était à l’enterrement d’Éric Rohmer, en janvier 2010. J’étais assis à peu près à la dixième rangée de chaises, à Saint-Étienne-du-Mont, derrière la famille et les amis proches, je parlais avec Gabriel Matzneff et François Weyergans. Et nous nous sommes tus car la messe commençait. À ce moment précis, deux hommes en noir, grands, élégants, portant des lunettes noires, sont arrivés et se sont placés dans une rangée du devant, à hauteur d’Arielle Dombasle. On aurait dit Don Giovanni et Leporello dans une mise en scène de Peter Sellars. Je ne les ai reconnus qu’à la sortie, dans la lumière du parvis : Pascal Greggory et François-Marie Banier.
Deux ans plus tôt, en 2008, j’ai également aperçu Banier dans le couloir du premier étage des Éditions Gallimard, là où se trouve le bureau d’Antoine, donc dans le saint des saints : il semblait y être comme un poisson dans l’eau, en pull, je crois ; il venait de publier un roman que j’ai retrouvé dans la pile de ceux que j’avais reçus alors sans avoir le temps de les lire : Jimmy Dasolo, exemplaire non dédicacé, je l’ai lu depuis, c’est un excellent livre, entre Le Grand Meaulnes et Gatsby. .
Enfin, la première fois que je l’ai vu, ce devait être au début des années 70, on commençait tout juste à parler de ce jeune homme très beau qu’Aragon protégeait. Et un jour je les ai aperçus tous les deux, Aragon et lui, traversant de concert la place Saint-Germain-des-Prés, l’un des deux portait une cape, je ne sais plus lequel. La rumeur était donc vraie, Aragon avait viré ou reviré sa cuti, adieu Elsa, bonjour jeunesse ! On dit aujourd’hui, sur la foi, semble-t-il, des dénégations du seul des deux qui vive encore, qu’il n’y avait là rien de vraiment charnel, que le jeune homme avait été plus causeur que caresseur, plus titillant que couchant, tels Radiguet pour Cocteau ou Marc Allégret pour Gide, mais comment savoir (comment savoir vraiment, d’ailleurs, dans les deux autres cas) ?
C’est égal : cette liaison magnifique du vieil apparatchik aux cheveux blancs et de son jeune faune n’a, de toute façon, pas duré éternellement. Des années plus tard, j’ai revu dans un restaurant Aragon avec un jeune homme différent, un Libanais au teint mat qui s’intéressait au cinéma expérimental. Et, de Banier, je n’ai plus entendu parler, sauf que j’ai longtemps vu, dans la vitrine d’une boutique d’antiquités de la rue Jacob, au coin de la rue Bonaparte (boutique rachetée depuis par le macaronier Ladurée), des photos de personnalités, notamment littéraires, peut-être Beckett, peut-être Sagan, je ne sais plus, qui n’étaient pas mal du tout et qui étaient de lui.
Et puis, il y a, quoi ? trois, quatre ans, j’ai vu un soir, sur une chaîne du câble, une interview de François-Marie Banier par Claire Chazal. Je constatai d’abord que l’avenant jeune homme des années 70 était resté beau à la façon d’un Dorian Gray qui n’aurait qu’à moitié raté son coup : mêmes yeux attentifs, même visage symétrique, même sourire mi- grave, mi- enjôleur, mais cheveux moins flamboyants et, surtout, des rides nombreuses — curieusement, pourtant, des rides qui ne faisaient pas vieux, qui faisaient ornement plutôt que décrépitude. Des rides comme celles dont Duras dit au début de L’Amant que son visage est « lacéré », mais sans que ce visage se soit « affaissé », des rides qui lui conservent même une certaine beauté. Face à Chazal, cependant, c’est moins le visage qui frappait que la voix et l’aplomb. La voix légèrement nasillarde, mais pleinement maîtresse de son discours, pas un lapsus, pas une hésitation, pas un mot qui vienne à manquer, d’une progression inexorable, un enchaînement parfait, redoutable, un piège terrible, la manière sans doute dont le Serpent parla à Ève au matin du monde. Chazal était subjuguée, à peine si elle pouvait encore poser ses questions, à un moment elle n’y parvint plus, il était carrément en train de lui faire une déclaration pour après l’émission, il la draguait sans vergogne devant la caméra, elle ne pouvait plus rien dire, sa peau parla pour elle, elle se mit à rougir. J’ai vu Claire Chazal rougir devant Banier, Chazal si aguerrie pourtant, sous l’œil des caméras, séduite. Non, séduite, je ne sais pas, mais pire : terrassée.
Voyant et entendant cela, je jubilais, comprenant que j’assistais à un tour de force, à quelque chose dont j’étais bien entendu personnellement incapable, dont très peu de gens sont capables. Je me retrouvais dans l’admiration que j’éprouve parfois à la télévision ou dans la vraie vie devant quelqu’un qui sait parler, ou, mieux encore, qui sait se faire écouter, ce qui n’est pas exactement la même chose, quelqu’un comme devaient être Jésus, Don Juan, Talleyrand, Jaurès, Landru, Guitry, Gurdjieff, quelqu’un dont la parole n’est pas que du son et des mots, même bien choisis, mais un tentacule, une couronne de fleurs, une bourrasque irrésistible, une caresse. Une parole qui est un acte, qui fait que ce qu’elle dit est déjà en train d’advenir.
Bref, je compris comment, trente ans plus tôt, Aragon, puis d’autres, beaucoup d’autres, furent enveloppés, secoués, happés par cette parole agissante.
Et, bien entendu — arrêtons-nous un instant sur ce savoir-faire unique, sur ce processus aussi inexorable et mystérieux que la transformation de la chrysalide en papillon ou que celle de la mouche prise à la toile en festin de l’araignée —, il n’y avait pas que du sucre et des douceurs dans ces paroles, mais des rudoiements aussi, des secousses, de l’humain complet, c’est-à-dire poussé jusqu’à toutes ses limites, agréables ou désagréables, chose rarissime dans la vie en société.
C’est pourquoi — j’anticipe — quand, au plus fort de l’affaire Bettencourt, on a appris, de toutes sortes de gens pleins d’aigreurs recuites, qu’il lui était arrivé de rudoyer telle ou telle de ses protectrices, en mots heureusement plus qu’en actes, et que, lui qui peut, à l’évidence, tourner le madrigal ou tendre un bouquet de roses comme personne, avait parfois un vocabulaire de corps de garde, pouvant dire à Lili Brik, ex-compagne de Maïakovski, rencontrée chez Aragon : «Et Vladimir, il en avait une grosse ? » ou presque choquer Pierre Bergé un soir en lui demandant à haute voix dans un restaurant à propos du serveur : « Crois-tu qu’il suce bien ? », quand, dis-je, on a appris tout cela, et même qu’il lui arrivait d’uriner dans les hortensias de Mme Bettencourt, cela ne m’a ni étonné ni choqué. On ne peut pas incarner ce scandale qu’est un être naturel, c’est-à-dire qui a gratté le social en lui jusqu’au sang, sans un peu scandaliser.
Voilà le gaillard qui reparaît dans la vénéneuse lumière des médias en décembre 2007. À l’origine de l’affaire, une triste fille de milliardaire qui, non contente d’empocher 95 % de l’héritage de sa mère, s’offusque que celle-ci, usant de sa liberté, ose avant sa mort distribuer les 5 % qui restent à qui lui plaît. Et qui lui plaît, en l’occurrence, c’est François-Marie Banier. Banier et Liliane Bettencourt se connaissent de loin depuis la fin des années 60, ils se sont vus la première fois chez les Lazareff. Banier la trouve d’emblée «sublime», «une seconde Ava Gardner ». En 1987, il la photographie pour l’excellente (car elle publie Bernard Frank) et très snob revue L’Égoïste. C’est à partir de là qu’ils vont devenir très proches. Ce point est important. À l’origine, que l’on sache, ni drague, ni abordage culotté, ni manœuvre insidieuse, mais commande de la directrice Nicole Wisniak et relation professionnelle de photographe à modèle. Ensuite… Ensuite, quoi ? C’est toute l’affaire. Banier a-t-il agressé ? Non. Cambriolée? Non. Violé ? Non. Tué ? Non. Il a fait quelque chose de pire, qui scandalise plus que toutes les bonnes âmes de ce sombre temps : il a séduit. (Et, apparemment, il a été séduit. Comme il l’a dit joliment à ses intervieweurs de L’Express en 2010 : « Notre relation est sensible, nous n’avons pas d’âge quand nous parlons. »)
Il sait ce qu’est l’argent, ce que donne l’argent, il y pense sans doute depuis toujours. Cela apparaît dans ses romans (par exemple dans La Tête la première, le narrateur déclare : «Bientôt je n’aurai plus d’argent et au lieu de regarder le ciel, les gens, il faudra que je me débrouille. Ce qui est affreux c’est que j’y arriverai très bien. » Et, d’un personnage qui lui ressemble, on lit, dans Le Passé composé, écrit il y a quarante ans : « Un jour, il aura un grand parc, à lui, autour d’une maison, à lui. Les passants ne le savent pas. Ils ne savent pas qu’un jour ce garçon qui marche, un disque à la main, aura une grande maison, avec un grand parc. Ils ne savent pas qu’il sera riche. On dira de lui : « Vous avez vu ? C’est François de Chevigny ! C’est un monsieur qui a de l’argent. » »)
Cela ne gêne pas le socialiste que je suis. Pas plus que ne le gênent les grands arrivistes du roman français, même s’ils n’arrivent pas vraiment, Julien Sorel, Lucien de Rubempré, Frédéric Moreau. Il est permis d’être riche, du moment qu’ensuite on reverse son content d’impôts à la collectivité. C’est comme Alain (le philosophe) faisant l’éloge de l’ambitieux : on peut être de gauche et aimer les gens qui se remuent, qui obtiennent beaucoup par leur travail ou leur talent.
Certains vont ricaner : Banier, quel travail ? quel talent ? Réponse : et la fille (la plaignante), quel travail ? quel talent ? Comme dit le Figaro de Beaumarchais, interpellant en esprit le comte Almaviva: « Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. […] Tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs, pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes.»
Quelles Espagnes, Banier ? Celles que vous voudrez, selon l’image que vous vous en faites, généralement, avouez-le, sans rien savoir. Gigolo ? Sigisbée ? Causeur ? Écrivain ? Photographe ? Commençons par gigolo, c’est ce qui énerve le plus. Si l’on peut l’être, vivat ! Du moment que c’est une occupation voulue, non une servitude. Ce n’est pas toujours agréable, ça peut être fatigant, mais comme tous les métiers. C’est même un très beau métier, le plus beau, peut-être (à part président de la République ou abbé Pierre). On donne son corps, mais on garde sa tête. Tout en travaillant, on peut penser à autre chose (à un roman qu’on achève, à son enfance, au linge qu’on doit porter chez le teinturier). Si j’avais été aussi beau que Banier, j’aurais été heureux de donner mon corps aux arts et aux lettres, comme d’autres le donnent à la science : à Aragon, à Sagan, à Dali, à Sarraute, ou même à Liliane Bettencourt, celle-ci apparemment femme de chiffres plus que de lettres. (À propos de la beauté de Banier, une amie artiste qui l’a très bien connu vers 1968 m’a soutenu qu’avec le plus adorable visage il n’avait pas un corps si beau que cela ; à ses gestes, je voyais qu’elle voulait dire qu’il n’était pas assez large d’épaules ni assez mince de jambes ; cet avis m’a paru évidemment très subjectif.)
Cela dit, il est sans doute plus juste de concevoir François-Marie en sigisbée (c’est-à-dire en gigolo qui ne couche pas, ce qui est une définition possible de l’amitié, et même, dans certains cas, de l’amour). Les vieilles dames écrivains — par exemple naguère nos deux Marguerite nationales, celle de Neauphle et celle des Monts-Déserts — aiment ce genre de compagnons ultimes, quitte à en baver. Quitte à en baver aussi, les vieilles dames riches les aiment également. À ceci près qu’elles peuvent, elles, se payer vraiment ce qu’il y a de mieux, c’est-à-dire Banier. Oui, de mieux : l’étendue de sa culture, son goût en matière d’art et de décoration, son art de circuler dans le monde (boîtes de nuit, rallyes, voyages), sa faculté d’approcher les plus grands, son sens de l’anecdote, son bagou, ses saillies salées, ses attentions exquises, ses méchancetés et ses rudesses même, en font à l’évidence un amuseur de première, un causeur digne de Valéry et de Chazot réunis, le compagnon exquis et un chouïa imprévisible que tous les gens riches qui s’ennuient aimeraient avoir. Avec cela, dandy, à l’occasion, et farceur. Il est notre Alcibiade. Avoir tout cela — un conseiller, un bouffon, un confident, un élégant et un artiste — en une personne n’a pas de prix. On comprend qu’il coûte cher. Mais, après tout, pas plus qu’un footballeur, qu’un trader ou qu’un présentateur de télévision.
Très asticotés par les médias, les gens ont détesté deux choses dans cette affaire. La première est le montant des avantages obtenus. En entassant tableaux sur bibelots et assurances-vie sur contrats avec L’Oréal, on a fabriqué le chiffre d’un milliard, probablement très arrondi, qui a pris une valeur mythique. La France, pays où l’égalité compte tant et existe si peu, est, aussi, le pays de l’envie. Et l’on s’est mis à envier ce milliard. En oubliant une chose : que Banier est romancier et photographe — imbattable pour les portraits, mais pas seulement —, et que l’essentiel de cette somme relevait du mécénat. (On dira que cela fait beaucoup pour un seul homme et que l’État, quand il est mécène, répartit mieux ses mannes : soit, mais tant qu’on n’aura pas drastiquement raboté les grandes fortunes par l’impôt, ce qui serait justice, cette munificence n’aura rien d’illégal.)
La deuxième chose est que, Guignols de l’info aidant, on a fait gober au bon peuple la lubie de sa fille: « Abus de faiblesse, ma mère n’a pas sa tête ! » Coup classique, on avait voulu le faire à Aragon, déjà. Drôle d’abus de faiblesse à géométrie variable, au demeurant ! Quand elle donne à sa fille ou à M. Woerth, elle est saine d’esprit, quand c’est à Banier, non ! Après le 6 décembre 2010, l’affaire une fois réglée, la fable a vécu : « Dépeinte depuis des mois comme gâteuse, Liliane Bettencourt a en fait orchestré la réconciliation de bout en bout », révèle Laurent Valdiguié dans Le Journal du Dimanche. «Au passage, elle s’est même montrée généreuse pour les finances de sa fille. »
Tout est donc rentré dans l’ordre : la fille a son magot ; le romancier-photographe a perdu une bonne partie de ses cadeaux, mais gagné un magnifique sujet de roman. Ou, mieux encore, de Mémoires.
Éloge de François-Marie Banier (Dans Causes joyeuses ou désespérées)