Vladimir Horowitz - François-Marie Banier
Je ne pensais pas que je photographierais Horowitz. Ni de si près, ni si longtemps. Il ne supportait pas que quiconque l’approche. A qui s’y risquait, il répondait par un aboiement, ou par l’un de ses deux leitmotive : «Ce n’est pas mon affaire » ou «Ça m’est égal ». Un jour de Noël, à la fin des années soixante, je suis invité dans sa maison du Connecticut. J’avais vingt ans, il en avait plus de soixante. Sa silhouette d’une élégance surannée, son nez fort, ses yeux pointus, sa bouche en huit me renvoyaient aux facéties de ces clowns tristes qui, pour faire rire les enfants, se cassent des assiettes sur le crâne jusqu’à plus soif. Ce soir-là, tous ses invités sont très prudents. Une réflexion maladroite, il en profiterait pour faire scandale, remonter dans sa chambre. Le réveillon gâché, il le ferait payer par des mois de guerre à sa femme, Wanda Toscanini. Horowitz me pose mille questions auxquelles je réponds en m’imprégnant de son regard nocturne. J’essaie de fixer les traits de ce visage mi-tortue, mi-perroquet, aux oreilles d’éléphant, qui pourrait faire peur. Ses mains me paraissent bien courtes. La légende disait qu’il jouait les doigts plats. Volodia hausse les épaules : «Pour Mozart, ils sont tout ronds. Une note, me disait mon professeur de piano à Kiev, si tu ne peux pas l’attraper avec la main, pique le nez dessus. Ce Frankenstein en smoking aurait-il une paire de mains de rechange, plus longues que celles-ci, dans sa chambre? Son jeu, son chant, sa sonate de Liszt m’ont sauvé de tant de tristesses. Ce soir il ne jouera rien. En partant, il me donnera deux disques, un de Chopin, l’autre de Scriabine. «Qu’est-ce qu’ils ont à la fin des concerts à applaudir comme des fous? Je ne fais rien de spécial, je respecte le tempo, c’est tout. Tout est marqué sur la partition. Le plus difficile, c’est la pédale. J’avais un professeur uniquement pour ça. En Russie, à cette époque, on avait un professeur pour tout. D’harmonie… de solfège… Quinze ans passèrent sans que je puisse le revoir. Et un jour à New York, à six heures du soir, je pousse la porte du restaurant Mortimer’s. Ils dînent tous les deux seuls. Wanda me demande pour combien de temps je suis à New York. «Quinze jours. – Pas avant seize jours notre premier moment libre, n’est-ce pas Volodia? – Ce n’est pas mon affaire. Je connaissais bien Marcel et Élise Jouhandeau, leur haine l’un pour l’autre, mais au fond de ces bols de vinaigre il y avait des fusées. Des souvenirs de Satie, les inventions de Max Jacob; le goût de légiférer sur la littérature leur permettait de croiser le fer. Ils brillaient. J’avais lu, plusieurs fois, La Danse de mort. Dans le noir du théâtre de Strindberg, les répliques, aussi dures soient-elles, agitent le bocal. Là, entre le pianiste et sa femme, silence mortel. J’étais face à l’enfer Toscanini-Horowitz dont Sonia, leur fille, m’avait parlé à Paris, avant de se trancher la gorge. Trois jours plus tard, Horowitz accepte un déjeuner où nous rions tous deux comme deux collégiens. Il évoque sa vie aux états-Unis au milieu de ces gens très enthousiastes pour tout. Il joue peu. Une demi-heure par jour. Et encore. «Mais les doigts vont bien, la tête aussi. Ils m’emmènent chez eux. Au premier étage, dans leur salon cerné par un paravent japonais à feuilles dorées, où veille son fameux piano. «Que veux-tu que je te joue? – La sonate de Liszt. – C’est long. Et puis il y a une fugue là-dedans. De ce jour à sa mort, dix ans plus tard, il m’a tout joué et pourtant je l’ai pris au Steinway Hall de New York, les mains en l’air, dans le vide, sans rien en dessous que le parquet, dans ce geste magique de la musique qu’il aurait pu faire surgir même sans instrument. Comment, pourquoi l’ai-je apprivoisé, aimé, combattu, choisi? Le rôle que j’ai tenu pour lui faire retrouver la scène et lui faire traverser l’Atlantique vers l’Europe trente-quatre ans après son dernier voyage tient de l’anecdote et de miracles quelquefois douloureux : aucun de nous trois n’était très facile. Il fut le père, l’exemple que j’aurais voulu avoir. Il me répétait un seul mot pour devise : discipline. Il me donnait souvent un conseil que je suis : «écris du matin au soir. »

Vladimir Horowitz

par François-Marie Banier


Ce texte a été écrit par François-Marie Banier, publié chez Gallimard à l’occasion de la sortie du catalogue de l’exposition François-Marie Banier à la Maison Européenne de la Photographie à Paris du 26 mars au 15 juin 2003.

Photo: Vladimir Horowitz, 1985, par François-Marie Banier