Un antidote moderne au monde global des médias artificiels et virtuels   Ouvrir un livre, regarder une exposition de François-Marie Banier est extrêmement rafraîchissant et sécurisant : même dans cette période dominée par la logique toute spectaculaire et vouée à l’extériorisation des mass médias, l’humanité continue à s’aventurer dans les rues des grandes villes et il existe encore des artistes qui aiment aller à la recherche de personnes capables d’être elles-mêmes, pour les capturer au moment où, pour une fraction de seconde, par excès d’émotion ou dans un instant de distraction, le masque et les défenses sociales tombent, faisant coïncider une physionomie, une personnalité et un destin. En effet si il est difficile d’imaginer l’humanité de façon abstraite, il nous est bien plus facile de la voir, il nous est bien plus facile de la voir se matérialiser dans un être humain singulier ; ce « lui » ou cette « elle » qui, tout à coup, dans un sourire mais aussi dans une larme ou une grimace, réussit à vivre et à manifester la promesse qui, somme toute, continue à nous tenir ensemble. Oui, au plus profond, oubliée, dispersée dans les mille occupations, préoccupations, aliénations de la vie, ELLE est bien là, et continue d’exister, la matrice de notre humanité commune. Banier photographie dans le sillon et pas seulement parce que son œil-objectif s’intéresse surtout à une rencontre avec les êtres humains. C’est un humaniste parce qu’il cherche, poursuit et photographie l’un après l’autre, dans une fraction de seconde, des individus. Observons les protagonistes de ses images : il ne s’agit pas de stéréotypes ou de modèles, nous rappelant plus ou moins vaguement tel ou telle autre. Chacun d’entre eux se présente comme un être unique, qui au fil du temps a réussi à conquérir, à modeler, à produire, à conserver et à valoriser, en l’arborant peut-être inconsciemment, mais avec la décision et l’orgueil propre à la persévérance, la tête qu’il se mérite. Les personnages de ses photographies sont tous des individus singuliers ; et je ne parle pas uniquement des personnages célèbres qu’il a rencontrés et photographié au cours de sa vie, mais aussi des personnes anonymes, des êtres solitaires qu’il est allé gravé dans leurs rides, dans leur démarche, dans leur regard, les vicissitudes du passé et leur façon de l’affronter ; des enfants qui, dans leur ingénuité et leur innocence, font transparaître le caractère, la moue, la joie et la douleur et, enfin, le destin qui les attend. En bref, les portraits de Banier représentent tous des personnes en devenir. Et c’est là, dans cette idée de la personne qui n’est pas mais qui devient, tout en restant essentiellement fidèle à elle-même, que s’installe l’expérience acquise du langage : l’instantanée photographique. La qualité de François-Marie Banier, « l’instantanéiste », réside dans le choix du langage à travers lequel il mène sa recherche sur l’humanité par l’analyse de l’individu. Sa tactique consiste, une fois trouvé le « bon » sujet, à le plaquer, le poursuivre, le surveiller jusqu’au moment où il réussit à saisir et à transférer sur la pellicule la fraction de seconde où les évènements brefs ou longs d’une autobiographie vécue et soufferte coïncident avec l’instant fugace qui catalyse une essence et une personnalité. Il s’agit de moments rares, pressentis dans une sorte d’affinité élective entre le photographe et son sujet, et dont l’ambition est de synthétiser une vie au moment même où elle s’échappe. L’essence de ces rares instants est dans leur brièveté. Tout comme le diapason musical qu’on ne peut retenir longtemps. Mais on peut les revivre, au travers de cette synthèse qui phagocyte le passé dans le présent rendu éternel. Banier vit son art dans la douleur, comme la célébration d’un deuil qui vise à vaincre la mort, tout en s’abandonnant à son aspect inéluctable. Pour lui, photographier, tout comme écrire, signifie être conscient que « cela ne sera jamais plus ainsi », que ce moment a été, mais que sa beauté, sa plénitude ne se répèteront pas. Il finit par interpréter sa propre préférence pour le noir et blanc comme une façon de célébrer ce deuil. Il cite à ce propos une très belle phrase de Victor Hugo qui, ayant pratiqué la photographie durant son exil sur l’île de Jersey, disait en connaissance de cause : « même l’ombre du plus blanc des cygnes est noire ». Je me permets de ne pas être d’accord avec lui. Il est vrai que, dans la mesure où François-Marie Banier vise à représenter non pas un « type » humain au sens de la grande tradition française, comme Balzac précisément mais bien « cette personne là », au moment même où sa personnalité exprime sa propre quintessence, il saisit un témoignage qui ne peut se reproduire, donc inévitablement déjà passé et voué à la mort. En même temps cependant, il y a dans ce cliché un prolongement possible, une continuation, une divination non seulement de la coïncidence entre ce qui est et ce qui a été, mais aussi de ce qui sera, des fruits que cet arbre pourra encore produire, dans un temps qui n’est donc pas seulement cyclique – et en tant que tel destiné à l’hiver et à la mort de tout être humain –, mais qui est, parce qu’appartenant à un projet commun culturel et historique, passible d’un prolongement qui rend nos vies conscientes. En effet, la photographie n’est pas simplement texte, mais, grâce à sa tradition, elle est aussi contexte et par conséquent moi – l’auteur et moi – l’observateur, je peux me permettre de l’intégrer et de la confronter à mon expérience, de tirer aussi, pourquoi pas, des déductions déviantes, d’exercer une imagination en devenir par rapport à ces instants de passé-présent. Pratiquement, je peux imaginer un futur dans un régime de liberté et non pas d’inéluctabilité. Nous avons dit comment Banier exploite une des caractéristiques principales de la photographie, à savoir l’instantanée. Il reste deux éléments fondamentaux : l’un se trouve dans le pacte historique et culturel qui s’est installé au fil des années pour lier le texte et le contexte, le fragment et le tout, le cadrage et l’interprétation du réel. L’autre est dans le caractère analogique de la photographie, qui fut à une époque un fait acquis et qui, de nos jours – avec l’apparition du digital – devient un choix très net dont nous parlerons plus loin. Chaque photographe qualifié sait que le fragment qu’il arrache au réel est destiné, tôt ou tard, à se situer dans un contexte, c’est-à-dire à être interprété et entrer dans une histoire. Face à une telle perspective, il a opéré essentiellement deux choix principaux : enfermer l’image à travers des options conceptuelles et/ou de styles, ou la laisser flotter plus ou moins librement, accompagnant ou provoquant l’intervention du sujet, qui peut décider d’autres interprétations de sa vie, du photographe mais aussi à d’autres, comme nous, les observateurs, les juges mais aussi les nouveaux interprètes et potentiels visionnaires. On peut établir une comparaison, pour mieux nous préciser le problème de l’ouverture-fermeture, entre François-Marie Banier et un autre grand photographe humaniste : Henri Cartier-Bresson. Si la stratégie passé-présent de Banier a des points communs avec le « moment décisif » de Cartier-Bresson, les différences restent. Les grands clichés de Cartier-Bresson décrivent presque toujours des rencontres à deux, souvent deux personnages mais aussi deux situations opposés, du genre riches et pauvres, homme et animal, laïque et religieux et ainsi de suite. Il s’agit souvent de rencontres improvisées de la vie quotidienne – et parfois, pour les protagonistes de la photographie, absolument fortuites – entre deux ou plusieurs personnes qui, par le fait même de se rencontrer, peut-être sans le savoir, dans le même cadrage, révèlent les affinités et les contrastes propres à la condition humaine, culturelle et sociale, qu’un livre ne suffirait pas à décrire. Également dans les portraits des artistes et des écrivains, où le protagoniste est seul. Cartier-Bresson fait toujours allusion – et il compte sur le fait que nous ferons de même – au profil et à l’importance créative et sociale de ses protagonistes. Derrière eux, dans leur aspect, dans la pose, le regard, l’habillement, la façon de se tenir, se profile toujours leur destin culturel. En réalité, ces moments sont certes émotionnants, mais parce qu’ils ferment le circuit en habillant à nouveau les personnes et ne présentant les individus à la lumière de leur rôle historique. L’extraordinaire équilibre formel de Cartier-Bresson (ses cadrages harmoniques ainsi basés sur la section dorée, le fait même qu’il refuse de redécouper ses images une fois la photographie faite) doit être compris comme un hommage à la dignité de ce qu’il représente mais aussi comme un sceau qui interdit des relectures ultérieures du message. Dans les clichés-évènements de Banier au contraire, l’individu est dépouillé de son identité sociale pour se trouver pour ainsi dire nu et cru, confronté avec lui-même (son passé-présent) : l’ambition de François-Marie Banier est justement de réussir à saisir l’essence la plus profonde de ses personnages, le fruit d’une vie, l’espace d’une compression silencieuse où se trouvent réunies, dans le fragment-instantané, son histoire, ses passions et le destin qui l’ont façonné. C’est à cet instant là que parle l’humanité – avec un H majuscule ou minuscule, au choix – dans le sens où la reconstruction du contexte n’est plus confiée à la connaissance ou à la composition de l’image mais à l’instant de chacun de nous : non pas au livre, au rôle, etc., mais au fait que nous nous reconnaissons dans ce type d’humanité. Cette inspiration mystérieuse vient non pas lorsque nous savons – ou faisons semblant de croire – que « l’Humanité » existe, mais lorsque nous réussissons à la vivre, à la reconnaître, à la savourer parce qu’elle se réalise et matérialise dans un être humain singulier, chez qui nous reconnaissons, à l’unanimité et pratiquement à un niveau physiologique et physionomique, l’essence et la cohérence des vibrations qui nous les rendent semblables. Il nous est difficile d’accepter cette dialectique de l’universel-singulier – qui nous fait si souvent souffrir, si nous voulons la vivre pleinement –, mais elle est cependant incontournable si nos voulons nous réaliser dans cet idéal désormais désuet qui consiste à vouloir être et à accepter de s’exercer pour devenir toujours « plus humains ». Afin d’obtenir de nous cette participation – cette interactivité empathique – Banier met en œuvre une stratégie d’image ouverte. Cela signifie qu’il renonce à enfermer ses photographies, ses blancs et ses noirs, qu’on a défini « cruels » mais qui ne sont que sincères, peut-être plus crus que cuits, pour reprendre les mots de Claude Lévi-Strauss. La plupart de ses sujets s’installent au centre de la scène, apparitions émouvantes, ouvertes au dialogue et à la confrontation. Banier est le premier, nous montrant l’exemple, à nous inviter à prolonger, dans et hors du cadre, la vie de ses personnages. Ses photographies ne sont jamais terminées : des mois et des années après, il les reprend, les regarde, les commente par des écrits disséminés ici et là, sur les corps et les vêtements, sur l’environnement où il a saisi ses interprètes. Certaines annotations sont comme les observations d’un journal de bord, évocation d’épisodes d’un passé vécu en commun ; d’autres expriment de véritables jugements ; d’autres encore sont des illuminations, des intuitions personnelles projetées vers le futur. Il y a en tout état de cause le besoin angoissé de poursuivre le dialogue, le désir de ne pas clore une vie dans un cliché, de la rendre complice d’un processus exemplaire qui évolue pour donner forme à une racine humaine commune. A travers celle-ci, nous nous projetons, à notre tour, vers la mise-en-œuvre réitérée d’une mémoire totale, celle-là même qui faisait dire à Mallarmé : « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard ». Ainsi, étant donné que l’humanité n’existe qu’après confirmation donnée par de réelles et authentiques existences, la grande photographie, l’écriture, le roman et la peinture s’inscrivent dans l’ombre de l’œuvre majeure à travers des remaniements et des réflexions continuelles – pensons à l’exemple par excellence des gravures de Rembrandt que l’artiste retouchait en une succession de strates, réinterprétant le fait biblique à travers l’expérience. Il est ainsi très intéressant de confronter la photographie en noir et blanc de Banier et ses photos-écritures – les images dont nous avons parlé dans lesquelles il commente ses clichés – avec les photos-peintures sur lesquelles il intervient avec des couleurs sur les instantanées, et avec les tableaux inspirés, et ce n’est pas un hasard, au graffiti et à l’art brut de Dubuffet. D’aucuns ont défini Banier un « grand amateur », un artiste éclectique qui, au fil des années, a été auteur de romans, peintre, dessinateur, acteur et, sans aucun doute un homme du monde, dans le sens où il est extrêmement difficile d’avoir des contacts aussi variés que les siens. Il a en effet photographié des protagonistes de milieux très différents – de Mitterrand à Caroline de Monaco, de Andy Warhol à Vladimir Horowitz, sans oublier Salvador Dalí, son premier mentor, Mick Jagger, Johnny Depp, Yves Saint-Laurent et ainsi de suite – sans pour autant appartenir à la scène qui est la leur. Cette idée de grand amateur correspond d’une part à l’attitude transgressive de celui qui s’oppose à une idée bourgeoise de la profession – « je préfère être considéré comme un chauffeur de taxi plutôt qu’un chauffeux » dit de lui-même Cartier-Bresson –, et révèle d’autre part l’attitude de celui qui continue ses photographies à travers d’autres médias, non pas parce qu’il les considère incomplètes mais parce qu’il pense, comme Banier, que le monde est chaque jour en devenir – le futur justement. Il consacre donc une partie de lui-même à la continuation : dans le temps et dans l’espace, dans différents langages de la photographie. Croire en cette métamorphose sans fin est chose possible car il y a, à la base du processus, une conviction profonde  – peut-être une conviction magique et primordiale, mais essentielle puisque scientifique : la photographie, la photographie classique telle que l’entend François-Marie Barnier, n’est pas une illusion. En effet, le négatif photographique traditionnel n’est pas une image virtuelle, une transcription électronique des signes, comme des bit d’information qu’il est possible de manipuler et d’altérer à volonté, comme c’est le cas du digital, mais est un correspondant analogique, une empreinte dans un corps qui, au moment où il est photographié, existe vraiment. Il s’imprime d’emblée avec tous ses apports physiologiques et sa physionomie – rides, pores, y compris ses délicieuses rondeurs – dans un négatif-positif. Sans cette certitude, il est évident que, pour Banier, l’idée d’humanité n’existe pas, puisqu’elle se fonde sur une correspondance entre humanité idéale et humanité physique qui la certifie. Pour qui, comme nous, contemporains suspendus et noyés dans l’exaltation du monde artificiel et virtuel des médias – qui rend désormais impossible la distinction entre le vrai et le faux, l’authentique et l’artificiel, l’humain et le robot, la femme et le mannequin de cire, et même entre le réel et la fiction –, ce plongeon dans le langage de la photographie analogique qui enregistre l’empreinte d’un être humain unique, témoin de sa propre existence et en même temps de notre idée d’humanité, est un bain régénérateur ; Nous terminons ici et remercions François-Marie Banier qui nous rappelle, par ses images, comment nous devons faire pour être et devenir, dans la joie et la douleur, des êtres humains.

L’Humanisme de François-Marie Banier

par Daniela Palazzoli


Ce texte a été écrit par Daniela Palazzoli, publié aux éditions Mudima à l’occasion de la sortie du catalogue de l’exposition François-Marie Banier à la Triennale di Milano & Fondazione Mudima à Milan du 6 mai au 30 juillet 2000.